La scène d'ouverture annonce le programme : une bourgeoise choisit sur des photos de Venise le rose qu'elle veut faire poser sur les murs de sa résidence secondaire. Un vendeur procède au mélange dans un pot. De la rue provient une séquence de sons tristement symptomatique : une femme est enlevée par la police secrète de la dictature. Comme on l'enseignait aux résistants de l'époque, elle crie son nom pour qu'on informe ses proches de sa disparition tandis qu'on la pousse sans ménagement dans l'une des voitures banalisées des services de Pinochet. Dans la boutique, personne ne réagit ni ne s'émeut. Notre bourgeoise ne semble même pas se rendre compte de ce qui vient d'avoir lieu, tout à ses problèmes de cheffe de chantier. Ainsi était la vie à Santiago, en 1976, trois ans après la prise de pouvoir d'une armée à la botte des États-Unis et de l'oligarchie conservatrice locale. On oublie vite cet épisode inconfortable pour suivre notre "momia", comme on appelait les petites filles riches de l'époque, dans sa luxueuse villa de bord de mer. Son mari est médecin en chef dans un hôpital de Santiago, ils ne manquent de rien, et leur petite famille aimante profite de cette époque bénie au cours de laquelle les plus aisés étaient libres d'accaparer toutes les richesses du pays, à une seule condition : respecter les règles. Ça n'est qu'en se serrant les coudes que cette petite société hermétique pouvait espérer pérenniser sa mainmise implacable. Au prix de son humanité, bien entendu. Les autres, les humbles, gravitaient autour de ces astres condescendants dans la plus grande discrétion. Sí, señora. Gracias, señora. L'immanquable grain de sable, c'est l'irruption d'un "délinquant" blessé, que le curé du coin confie aux bons soins de Carmen, qui a des notions de médecine. On ne prend pas soin impunément d'un semblable, ça fait bouger ces lignes intérieures qui délimitaient le confort ou l'interdit. La lente prise de conscience de l'héroïne est amorcée, plus rien ne pourra l'empêcher. On n'arrête pas un rai de lumière une fois qu'il a été émis, il peut atteindre les confins de l'univers. Le cinéma aussi fait bouger les lignes, et on tremble avec cette femme jusque là sourde et aveugle. Qui sont désormais ses amis et ses ennemis ? Le prêtre du quartier où elle va chercher de l'aide pour exfiltrer le faux curé blessé ? Le voisin onctueux au sourire de murène qui a trouvé ses papiers dans un endroit compromettant ? Quel est le rôle du mari affectueux ? Que décèle-t-on exactement dans le ton qu'il emploie pour convoquer sa femme au salon ? Evidemment, on ne peut que penser à l'Histoire officielle, ce film inoubliable situé pour sa part en Argentine, dont le décilage de l'héroïne aboutissait à une scène d'une violence inouïe. Habilement, ce film au thème identique joue sur notre appréhension, la flatte et la trompe, mais la conclusion est tout aussi cruelle car, dans la nasse des dictatures, il n'y a aucune place pour l'empathie.