L'on retient souvent dans la filmographie de Michelangelo la partie la plus dense de son œuvre, s'étalant de sa trilogie de la modernité (L'Avventura, La Notte, L'Eclisse) en passant par son point culminant (Blow-Up et sa Palme d'Or à Cannes en 1966) jusqu'à Profession : Reporter en 1975.
Cronaco di un amore n'est assurément pas le film le plus connu de l'auteur, mais il est pour le moins intéressant et important dans sa carrière. À la fois loin des mélodrames populaires et à contre-courant du Néoréalisme, qu'Antonioni avait pourtant participé à faire émerger dans son travail de critique lors de la décennie précédente, ce premier travail de fiction revêt un corpus de références aussi étonnant que contradictoire qui fait assurément de l'œuvre un ovni au sein de la cinématographie italienne de l'époque. Cronaco di un amore s'inspire largement de la période dorée du film noir américain de Billy Wilder ou Robert Siodmak (The Killers). Dans le champ du cinéma italien, l'on y note aussi largement et assez paradoxalement l'influence d'Ossessione de Luchino Visconti (1943), à la fois adaptation d'un roman policier américain et pensé comme un des premiers films épousant le geste néoréaliste, sur le plateau duquel le jeune Antonioni vient régulièrement faire ses armes. Aussi le film se présente-t-il dans une sorte de pli générique qui n'appartient qu'à lui-même.
Guilt
L'on reconnaît souvent le talent d'un artiste au caractère rétrospectivement prémonitoire de ses premiers films. Dès Cronaca, Antonioni ingurgite ce palimpseste de références pour créer un objet propre à l'esthétique qui fera son succès dans les années 60. Là où la narration qui se construit sur un triangle amoureux sur fond d'enquête policière est d'un certain classicisme, la mise en scène ne cessera de frustrer son spectateur en se détournant de toute primauté à l'action pour mieux développer la seule psychologie des personnages. Ce choix esthétique, que les critiques français appèleront plus tard "néoréalisme intérieur" transparait dans une scénographie de l'espace dont tous les choix iront dans ce sens. L'on parlera ainsi d'amour et d'un futur meilleur le dos tourné à la caméra, comme pour signifier par le corps la désynchronisation entre le fantasme et l'amer réalité, l'on ne cessera d'être empêché dans chaque conversation où les langues sont sur le point de se délier : par un ascenseur, dont on apprendra qu'il avait causé la mort de l'épouse encombrante, par un geste de repoussement et un mouvement de fuite en arrière dès que les mots se durciront, dès que la culpabilité des amants, telle une piqûre d'aiguille, ressurgira brusquement sans que l'on puisse s'y dérober.
Déjà l'expression de la culpabilité de ses personnages agit comme signature du cinéaste, qui ne cessera de la convoquer dans son œuvre. La rupture majeure avec Ossessione, mais aussi avec les traditions canoniques du film noir réside dans le choix de rendre implicite et antérieur au développement du récit l'origine de la culpabilité des personnages - ici, un meurtre - le réduisant ainsi à l'état d'un passé tout à la fois vif et lointain. Arraché aux yeux potentiellement moralisateurs du spectateur, là où il est généralement représenté dans une scène de dilemme moral et tragique, l'élément déclencheur hante davantage les personnages qu'il ne leur permet de rebondir. On retrouvera cette caractéristique dans l'Avventura, où Anna disparaitra mystérieusement dès les premières scènes, ne laissant la place qu'à la lamentation des amants nouveaux sur leurs consciences bafouées. Antonioni s'intéresse plus aux conséquences des actes qu'aux actes eux-même, présupposant que l'absurdité d'un monde moderne dans lequel l'homme ne pourrait trouver sa place condamne inévitablement chaque choix à être le mauvais. Aussi est-ce le meurtre originel de la fiancée de Guido qui fera peser sur les épaules des protagonistes le poids d'une faute morale inaliénable et sans échappatoire. Cruellement, les fantômes du passé rendent impossible la rédemption dans l'amour pour les deux amants, couple déchiré à la recherche d'une flamme nouvelle mais condamné à subsister à l'état de cendres.
Fashion
Par le biais d'une attention particulière portée aux costumes et à un certain sens du "made in Italy" en ces premières années de redémarrage de l'économie italienne, Cronica di un amore développe une dialectique intéressante entre mondes matériels et mondes spirituels, entre richesse, vide intérieur et ennui. Ces ressorts, encore timidement exploités par rapport aux œuvres de la maturité du cinéaste, font du film un work in progress esthétique tout du moins convaincant.
La très jeune Lucià Bosè, déjà superstar à l'époque (elle fera la une du magazine Life en 1952) et réputée grande amatrice de haute couture incarne son personnage dans les moindres détails de sa présupposée sophistication. L'on assiste dès lors à un défilé de robes toutes plus extravagantes et raffinées les unes que les autres dont la fonction première est à la fois d'appuyer la distance sociale qui sépare les deux amants et d'emprisonner Paola dans un apparatus bourgeois rendant tangible le vide intérieur dont elle souffre. Dans la même logique la mise en abyme de la mode elle-même à travers plusieurs séquences voyant se dévoiler à tour de rôle ateliers, défilés et boutiques de luxe forme peu à peu un discours analogue davantage formel que narratif sur les paradoxes d'une Italie moderne tout à la fois en quête de distinction et en peine de repères. Aussi, n'est-ce pas un hasard si c'est au volant du dernier modèle de Maserati, allégorie d'un prestige retrouvé, qu'Enrico se précipitera à la mort.
Curieusement, il y a tout de même chez Antonioni à la fois une propension à la mise en garde face aux extravagances voire aux absurdités des mécaniques de la modernité et une manière d'en photographier les attributs avec finesse, soulignant chacune de leurs qualités plastiques avec une élégance dont peu de cinéastes peuvent se targuer.
Après tout, quoi de plus esthétique qu'un monde moderne aussi beau que détestable.