En 1970, les sixties venaient peut-être de se fermer, mais la jeunesse américaine brandissait toujours fièrement l'écusson du festival de Woodstock alors qu'elle entrait dans la nouvelle décennie. 1969 donna au pays Neil Armstrong marchant sur la Lune, le meurtre de Sharon Tate par les fidèles de Charles Manson, le sénateur Edward Kennedy tombant en voiture d'un pont, la révélation du massacre de Mỹ Lai, les troupes américaines bombardant le Cambodge, et le cinéma célébrant la vie hippie avec Easy Rider. 1970 sembla être une extension de la même année avec les Chicago Seven accusés de conspiration et incitation à la révolte, la Garde nationale de l'Ohio tirant sur les étudiants de l'Université de Kent, en tuant quatre, et toujours le cinéma, célébrant l'agitation de la nouvelle classe moyenne dans Cinq pièces faciles.
Cinq pièces faciles (Five Easy Pieces) est le road movie ultime, un chef d'œuvre détendu, un film à l'innovation reposante qui n'a pas vieilli d'une once depuis sa sortie. Il n'y a aucune impulsion dramatique particulière dans Cinq pièces faciles, seulement un voyage allant de nulle part à nulle part, avec un acteur méconnu qui avait attiré l'attention des cinéphiles de l'époque, et qui ne l'a pas encore laissé tomber. Avant que Jack Nicholson ne se mue en Monsieur Surjeu, il était un acteur capable d'une subtilité extrême, avec une gamme toute en nuances. Suite à quelques apparitions pas exceptionnelles dans quelques films de Roger Corman et dans des westerns existentialistes, Nicholson exigea finalement que l'on s'intéresse à lui à travers un petit rôle dans Easy Rider, rôle qu'il a eu seulement après que Rip Torn ne soit parti du tournage du film. Il jouait un avocat propre sur lui qui se faisait corrompre par les deux motards dealers joués par Peter Fonda et Dennis Hopper. Cela lui a valu une nomination pour l'Oscar du meilleur rôle secondaire en 1969, qui se transforma en nomination pour le meilleur acteur l'année suivante avec Cinq pièces faciles.
Dans le film de Rafelson, Nicholson joue Bobby Dupea, travaillant sur une plate-forme pétrolière à Los Angeles, et dont la vie ne va nulle part. Il vit dans un monde peuplé de gens de la classe inférieure, composé d'ouvriers, de serveuses, de joueurs de bowling, de poker, etc. Il n'y a rien d'extraordonaire à propos de ces individus ; ils sont même tellement banals qu'il paraît toujours extraordinaire que quelqu'un ait décidé de faire un film sur eux. Mais nous nous attachons étrangement à Dupea, ce qui n'est pas toujours chose évidente compte tenu de la façon dont il traite les gens, et particulièrement sa petite amie, jouée par Karen Black avec cette vacuité qui lui est propre.
Elle ferait tout ce qu'il lui demande de faire du moment qu'il lui dit qu'il l'aime, ce qu'il ne fera jamais, nous le devinons rapidement. Mais elle fait malgré tout ce qu'il lui demande de faire, ce qui l'agace d'autant plus. Lorsqu'elle lui demande clairement si il l'aime, il répond "Qu'est-ce que tu crois ?" Bobby est un bon menteur. Après que son meilleur ami est emmené par surprise par le FBI, Bobby décide de conduire jusqu'à Seattle pour voir son père malade. Non pas qu'il s'en inquiète particulièrement ; c'est seulement quelque chose à faire. Dupea ne va pas d'un endroit vers un endroit : il se contenter d'aller, et de profiter du mieux possible des situations qu'il croise. Il ne pourra évidemment jamais être satisfait, heureux. Il est accablé par la croyance prépondérante en lui qu'il doit certainement y avoir quelque chose de mieux que tout cela, et il confond une quête de liberté avec une incapacité à s'engager. "Mon personnage dans Cinq pièces faciles a été écrit par une femme (Adrien Joyce) qui me connaissait très bien", dira Nicholson quelques années après. "Je le jouais comme une allégorie de ma propre carrière." Dans ce film, Nicholson joue l'une des scènes les plus cultes de tout le cinéma américain, où Dupea se retrouve à se battre contre ce moulin à vent qu'est la société bureaucratique, personnifiée par une serveuse qui se contente de faire son boulot. Il est impossible d'imaginer quelqu'un incapable de s'identifier avec cette tentative absurdement drôle d'obtenir simplement quelques toasts pour manger. Qui ne s'est jamais vu contredit par un bureaucrate ? Qui n'a jamais eu l'envie de renverser tout ce qui se trouvait sur la table ? Avec ce simple balai du bras, Nicholson devint l'iconoclaste préféré de tous.
Vu le passé du réalisateur, Cinq pièces faciles propose une vision étonnamment sophistiquée de la mentalité quelque peu white trash de l'Amérique : Bob Rafelson est né à New York, et a passé son adolescence à faire des boulots étranges, que ce soit en travaillant dans un rodéo ou bien en jouant de la batterie et des basses dans un ensemble de jazz. Il finit par devenir scénariste pour la télévision, adaptant des pièces de théâtre pour l'émission "The Play of the Week", ce qui l'amena à créer l'émission "The Monkees" avec Paul Mazursky. Bien que la série fut dénoncée par les critiques comme étant une bêtise calculée de toutes pièces, Rafelson se confessa une fois le show fini en envoyant les Monkees tourner dans un film brillamment satirique et anarchiste nommé "Head" (sorti en 1968), qu'il dirigea, co-scénarisa, et co-produisit avec Jack Nicholson. Qui aurait pu deviner que deux ans plus tard, le duo créatif aurait conçu un film aussi adulte et raffiné que Cinq pièces faciles ?
A la fin du film, Dupea est toujours en mouvement, un foreur pétrolier en route vers l'Alaska sans aucune raison donnée. C'est une solution facile, et ça ressemble à la fin un peu floue parfaite, mais le temps aura su donner à cette scène un étrange retournement : comment aurait-il pu, comment le monde aurait pu savoir que les États-Unis allaient s'embarquer sur un des plus gros projets de construction pétrolière jamais tentés auparavant, l'oléoduc trans-Alaska, terminé en 1977 ? Bobby a réalisé en vérité le coup parfait : il est en route vers une mine d'or.