Viol en réunion
100 millions d'exemplaires vendus, un matraquage depuis des mois à coup de rumeurs de tournage, une omerta de la critique journalistique avant la sortie officielle, un soupçon de souffre et...
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le 12 févr. 2015
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Fervent admirateur de "l'oeuvre littéraire" d'E.L. James, monument de comique involontaire, j'attendais son adaptation cinématographique avec une fébrilité toute ironique. Mais quelque part, "dans une partie de mon cerveau minuscule et sous-exploitée - probablement située à la base du bulbe rachidien, là où mon subconscient réside" [1], la minceur et la plasticité du matériau de base, la présence de Sam Taylor-Johnson, auteure du tout juste correct mais relativement prometteur Nowhere Boy, à la réalisation, de Dany Elfman à la musique et du duo Kelly Marcel et Patrick Marber au scénario (quoi que le second ne soit pas crédité) me laissaient espérer l'éclosion d'un divertissement correct.
L'attente est donc rompue, le graal est enfin à portée de main. Dakota Johnson se mordille la lèvre devant le miroir. Toute la subtilité de son jeu, réduit à double leitmotiv (le mordillage de lèvres, comme l'Anastasia Steele du roman, mais aussi CE PUTAIN DE GLOUSSEMENT NIAIS), est ainsi résumée en une demi-seconde. Jamie Dornan n'en fera pas beaucoup plus, se contentant en général de fixer son acolyte de son plus beau regard bovin, d'ouvrir sa veste, de fermer sa veste, d'ouvrir sa veste, de fermer sa veste, d'ouvrir sa veste, d'enlever sa veste, d'ouvrir une capote. La phase hilarité démarre évidemment quand ces deux poupées de cire tentent de véhiculer un érotisme glacial, en enfournant des crayons de papier "CHRISTIAN GREY" dans la bouche pour l'une, et en se confondant en punchlines salaces pour l'autre.
"Tu t'es mal comportée hier. Si ça ne tenait qu'à moi, tu ne pourrais pas marcher pendant une semaine.", déclame ainsi Christian au réveil d'Anastasia dans sa chambre d'hôtel, un lendemain de cuite. Il convient d'ailleurs de reconstruire l'épisode : Anastasia se bourre la gueule, se fait agresser par son meilleur ami (José, prononcé Rauzeeeeyy, qui ne sert à rien puisqu'il est mexicain), puis Christian vient la chercher grâce à son super radar de localisation intégré, l'amène à son hôtel après qu'elle s'est évanouie, la déshabille, dort avec elle, lui laisse deux pilules à prendre lorsqu'elle se réveille, CE QU'ELLE FAIT SANS SE POSER DE QUESTION, après quoi il rentre de son jogging, SE DEPOILE, LUI BEURRE UNE TARTINE, LUI DONNE LA TARTINE, SE COUCHE A MOITIE SUR ELLE, BOUFFE LA MOITIE DE LA TARTINE ET LUI DIT "SI CA NE TENAIT QU'A MOI, TU NE POURRAIS PAS MARCHER PENDANT UNE SEMAINE".
MAIS QUEL EST LE FUCK ? QUEL. EST. LE. FUCK ? Le fuck est en fait très simple : le film est rigoureusement, strictement fidèle au roman de E.L. James (sauf sur le volet sexuel), jusqu'au copié/collé de certains de ses dialogues les plus indigents ("C'est ma salle de jeux." "Là où tu as ta Xbox et tout ?" [2]). La première heure est ainsi émaillée d'instants de bravoure : Anastasia se casse la gueule, se mordille la lèvre jusqu'au sang à 573 658 reprises et PORTE DES BABOUCHES, tandis que Christian passe ses journées dans de grands appartements et bureaux immaculés où toutes ses employées ressemblent à des dominatrices, pilote des hélicoptères et des planeurs et possède 573 658 voitures de sport pour emmener Anastasia dans de superbes balades en forêt pendant lesquelles elle PORTE DES BABOUCHES (sérieusement, c'est sa seule paire de chaussures, elle PORTE DES BABOUCHES dans toutes les scènes du film où ce n'est pas Christian qui l'habille).
Au delà de ce remplissage sauvage de scénettes tour à tour creuse dans leur forme et inquiétante dans leur propos, Cinquante nuances de Grey ne serait évidemment rien sans son parfum de scandale. Mais toujours captées dans de grands espaces neutres, sinon impersonnels, les scènes de sexe se révèlent elles aussi d'une pudibonderie et d'un kitsch achevés. Ralentis, chœurs religieux, clairs-obscurs, une paire de fessées, quelques coups de martinet, et surtout, un défilé impérieux de pénétrations vaginales, puisqu'il faudra attendre le tout dernier rapport des amants maudits pour entrevoir la possibilité du sexe oral (là où, dans le roman, Anastasia a 573 658 orgasmes lors de son premier rapport avec Christian, dont un mammaire). Le sexe est ici d'une hygiène à l'image de la mise en scène du film, démarchage sans éclat et sans âme de décors témoins et de prospectus immobiliers.
Se ressent ainsi la tentative de conjuguer l'impératif féministe radical - le roman étant souvent interprété comme une variation du syndrome de Stockholm - à l'impératif puritain, Christian ayant bien évidemment un cœur prévalant sur la pulsion sexuel. Le résultat, très anti-sexe, en plus d'être sans queue ni tête, est à ce point sans risque et sans forme, à ce point saturé de morale contemporaine et de puritanisme très Ancien Testament, que le choc qu'il tente de créer à la fin, en soumettant Anastasia au sévice contre toutes les règle établies auparavant (quid des limites ? des safe-words ?), choque plus par sa gratuité que par sa forme, finalement très sage elle aussi. Sexe essentialiste et mise en scène clinique se confondent donc dans un ballet d'images javellisées, que la musique plate de Danny Elfman, un comble, peine à mettre en valeur.
A bien y penser, le seul masochiste de Cinquante nuances de Grey est le spectateur, qui pourra y voir ou non un brillant cryptogramme. Il faut dire qu'avant même d'avoir commencé, le long-métrage de Taylor-Johnson pète ses coutures sous l'ambition démesurée de sa campagne publicitaire : à une époque ou la dématérialisation de l'art menace l'objet filmique en tant que capital commercial, Universal tente d'en gonfler la rentabilité avec la légèreté d'une loutre morte. Outre sa bande-annonce Lego, projetée à l'avant-première, le film est ainsi précédé d'une longue litanie publicitaire orientée (chez Gaumont en tout cas), vendant de la lingerie coquine, des rencontres faciles, et de la littérature érotique pour ménagères en manque. Cinquante nuances de Grey est un film qui n'existe que pour son pouvoir d'attraction, réduit à un appel d'offre non plus de produits dérivés (comme le sera le prochain Star Wars), mais de toute une industrie de la misère sexuelle. 40 millions de dollars le tunnel de pubs de deux heures : TF1 en rêvait, Cinquante nuances de Grey l'a fait.
[1] "from a very tiny, underused part of my brain - probably located at the base of my medulla oblongata near where my subconscious dwells"
[2] "It's my playroom." "Like, where you have your Xbox and stuff?"
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le 11 févr. 2015
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