Le premier Fitfy Shades s'achevait sur une rupture, le second commence sur une scène de retrouvailles. Après avoir revu Christian Grey dans un vernissage, Anastasia accepte de se laisser embrasser, puis de recoucher avec son ancien amant, qui veut lui prouver qu'il est capable de maîtriser ses pulsions dominatrices. C'est l'enjeu sentimental de ce deuxième volet, beaucoup plus conventionnel en apparence que son prédécesseur. Convention d'une intrigue feuilletonesque, où se succèdent les mauvais rebondissements (parmi lesquels il faut citer un accident d'hélico complètement hors de propos). Convention des intermèdes érotiques, typiquement hollywoodiens, c'est-à-dire enrobés de musique médiocre destinée à couvrir pudiquement le bruit des ébats. Convention, enfin, d'un happy end qui célèbre le joli parcours professionnel et sexuel d'Anastasia : directrice d'une maison d'édition, mariée à milliardaire, elle a aussi repris goût à la soumission.
Tant de mauvais procédés romanesques, associés à une morale prônant la domination masculine (économique et sexuelle) ont déclenché une série de posts haineux sur les blogs et les sites de critique en ligne. Le malentendu du premier Fifty Shades se poursuit et il faut se redemander ce que le public attend de cette trilogie : un choc érotique ? une relecture hollywoodienne de Sacher-Masoch ? une sociologie du couple occidental contemporain ?
Ce deuxième Fifty Shades sort, comme le premier, au moment de la Saint-Valentin. Dans certains multiplexes, il est diffusé en même temps dans deux salles différentes (en v.o et v.f), comme n'importe quel blockbuster. Sa nature de produit commercial le porte à fédérer un public auquel il vend une formule un peu frelatée, à base d'érotisme et sentimentalisme. Cette formule était traitée en deux temps dans le premier Fifty Shades : il y avait le temps du fantasme (la partie la plus intéressante du film) et celui de l'initiation sexuelle, qui commençait à partir du moment où Anastasia découvrait le cabinet secret de Grey, red room regorgeant d'instruments de soumission. Le secret étant désormais éventé, il fallait imaginer dans Fifty Shades II un déroulement narratif plus pervers, reconduisant la jeune fille vers la red room, mais l'y ramenant de son plein gré. Il fallait que la soumission sexuelle devienne le résultat d'un choix pleinement conscient – et que le film fasse de ce choix le symbole d'une vie sexuelle épanouie. Les tendances dominatrices de Grey –désormais contrôlées, nous dit le scénario – ne font qu'amener Anastasia sur la pente de sa propre soumission. Fifty Shades darker raconte l'histoire du loup et de l'agneau travestie par les formes du feuilleton populaire (le soap opera et ses mauvais rebondissements) et de la romcom, dont le film suit rigoureusement la courbe jusqu'au feu d'artifice final célébrant le mariage annoncé de Grey et d'Anastasia. Mais le loup a beau avancer masqué, il n'en reste pas moins loup.
Pour que la fable fonctionne, il faut que les rôles sociaux et sexuels soit nettement définis et pleinement assumés en tant que stéréotypes. Fifty Shades darker commence donc comme si le premier volet n'avait jamais existé – et comme si les personnages n'avaient donc aucune expérience commune. Tabula rasa : Anastasia rejoue la candide (et Dakota Johnson joue Anastasia en minaudant atrocement). Grey rejoue, comme dans le premier volet, une longue partie de Monopoly, il règle tous les problèmes de l'existence en faisant des chèques, achète la maison d'édition où travaille Anastasia, vire le patron de celle-ci et envoie à l'hôpital psychiatrique une ex déséquilibrée qui l'appelle encore Master. La vie a pour lui cette facilité, cette aisance que le roman d'E.L James doit prêter aux beaux milliardaires. De sorte que Jamie Dornan n'a même pas à jouer : son jeu consiste à coller à un vieux stéréotype romanesque qui a fait la gloire de Richard Gere à l'époque de Pretty Woman (Garry Marshall, 1990). Les deux films sont assez proches dans leur moralité : ils racontent comment un homme d'affaires peut faire d'une femme une prostituée domestique en lui offrant un certain train de vie. Mais alors que Pretty Woman a été torpillé par les féministes américaines, Fifty Shades est étonnamment passé entre leurs feux. Il s'agit pourtant d'un des films les plus violemment anti-féministes réalisés dans le cinéma américain mainstream depuis Gone Girl. Anti-féministe ne veut pas dire misogyne : même si Dakota Johnson joue les ravissantes idiotes (il faut reconnaître qu'on a rarement vu dans le cinéma américain récent, un personnage féminin aussi stupide), sa candeur ne l'empêche pas d'avoir des exigences sexuelles et de défendre ses droits par la force quand son patron veut abuser d'elle. Pourtant ces concessions au girl power n'enlèvent rien au conservatisme profond de Fifty Shades, qui prétend raconter un parcours d'émancipation tout en faisant l'apologie de la soumission économique et sexuelle.
Comme presque tout blockbuster, le film cherche à produire la critique de son propre discours. C'est sur le personnage du patron de la maison d'édition, Jack Hyde, que se cristallisent les velléités critiques de Fifty Shades darker. Petit patron, Hyde est un ersatz de Grey : dans sa grande scène – une scène de viol avortée – il parle un langage cru, sexuel, à l'opposé des niaiseries alignées par Jamie Dornan. Avant de coincer Anastasia contre une porte, Hyde lui demande ce qu'elle préfère : être intelligente ou être entretenue. Il argumente : il n'a pas le pouvoir de l'entretenir (comme Grey), mais il peut avoir avec elle des conversations intellectuelles (ce qui n'est pas le cas de Grey). Il ajoute ensuite un argument de poids : il peut aussi la faire jouir. Bien que la négociation ne soit pas menée à terme (une scène de viol ferait mauvais effet), le discours du bien nommé Hyde représente la face cachée du film, le moment où l'économie du couple très conservatrice sur laquelle il se fonde est mise à mal par une voix discordante, anti-romantique (si l'on part du principe qu'Anastasia, qui a lu Jane Austen et Emily Bronte, incarne la jeune fille romantique d'aujourd'hui). Hyde embarrasse Anastasia car il lui met sous les yeux sa condition de femme vénale. Aucune autre scène du film ne la met dans une situation aussi problématique : la vénalité assumée ou le viol. Il est regrettable que cette scène, qui représente le seul moment vraiment intéressant de ce deuxième Fifty Shades, reste sans conséquences, que le scénario se débarrasse de Hyde pour le faire resurgir dans une scène finale qui fonctionne déjà comme un teaser de l'épisode 3. A l'exception de cette scène, le discours est impeccablement construit: il dresse le portrait d'une femme vénale et épanouie, qui s'accommode des petites déviances de son amant, et finit même par éprouver la nostalgie de la soumission lorsqu'elle retourne, sans se forcer, dans la red room.
Si l'on résume le film à ce mouvement d'ensemble, les apparitions de Kim Basinger marquent un deuxième point d'achoppement, plus conscient et scénarisé. L'actrice de soixante-trois ans joue le rôle de l'ancienne initiatrice de Grey, mais elle représente surtout l'icône érotique des années 80. De cette époque où elle a été reine (grâce à 9 semaines et demi surtout), il reste dans Fifty Shades darker, ce reproche, ironiquement adressé à Dakota Johnson : Vous ne voulez pas être possédée. Kim Basinger apparaît moins comme la rivale d'Anastasia que comme une vieille marraine venue dire bonjour, presque une mauvaise fée, qu'il faudra évincer du programme du film au moment du mariage. Surnommée Mrs Robinson, elle représente l'érotisme du passé regardant d'un air blasé cette vilaine histoire de fessées contractualisées. Sa brève apparition fera la joie des cinéphiles, mais les producteurs de Fifty Shades – et une large partie du public – s'en contrefoutent. Car le film vend avant tout un modèle de soumission économique au regard duquel Pretty Woman ressemble à une adorable comédie romantique pour midinettes.
Lorsqu'elle écrivait Fifty Shades, E.L James croyait se réapproprier un objet puritain, en l'occurrence Twilight, en le mettant au contact de ses propres fantasmes. De ce point de vue, les tendances SM de Grey ne sont pas autre chose que la métaphore d'une virilité que Pattinson, trop jeune, trop évanescent, n'a jamais pu incarner vraiment dans Twilight. Mais cet érotisme, nous dit aujourd'hui le deuxième Fifty Shades, n'apporte pas grand chose de plus à la fiction, il la rend même économiquement plus viable en la façonnant sur le vieux modèle d'une phallocratie dont on n'attendait pas qu'une femme éprouve la nostalgie de façon aussi passionnée.
On comprend mieux, dès lors, pourquoi le travail de James Foley, l'homme d'At close range (Comme un chien enragé, 1986), est aussi désinvesti et impersonnel. Devant une fable aussi transparente, l'intelligence consiste à faire simplement le job ; on peut même supposer que Foley n'a pas vu la différence de fond entre Fifty Shades et House of cards, dont il a réalisé certains épisodes. Christian Grey pourrait très bien être le fils milliardaire de Frank Underwood (Kevin Spacey). Son idéal sentimental – celui de la coentreprise – se résume à cette réplique qu'il lance à sa vieille maîtresse pour rassurer Anastasia : we are business partners. Du rapport sexuel au partenariat commercial, le film décline la même vision libérale de la vie de couple et c'est sans doute au nom de ce libéralisme sexuel – qui n'a rien de déprimant, mais est accueilli comme la promesse d'un nouveau romantisme – qu'Anastasia se jette à corps perdu dans la red room. Tous les châtiments sont bons quand on épouse un milliardaire.
Pour la suite, attendons le prochain Valentine's day, en février 2018.
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