Père Gaspar, raconte-moi une histoire. Une histoire de danse, avec de jeunes gens se barricadant le temps d'un week-end hivernal au milieu de nulle part, des platines, des bouteilles et quelques idées noires. Quatre murs, une piste, des coulisses, un drapeau, et laisser place à la fête.
Une fête où la musique bastonne jusqu'à plus soif, un verre qui en appelle un autre, des petits groupes qui se forment pour mieux se rassembler au centre d'une même passion, la transe, le mouvement des corps, le dérèglement des sens, jusqu'à atteindre l'orgasme.
Le cinéma de Gaspar Noé c'est côtoyer l'orgasmique, une sorte de plaisir pervers qui nous pousse à franchir les barrières de son cerveau et ses propres obsessions, parfois celles que nous nous cachons à nous-même, quitte à ce que ce soit douloureux. Après avoir sondé la condition humaine dans Seul contre tous, la causalité dans Irréversible, la mort dans Enter the Void et l'amour dans Love le plus sulfureux des réalisateurs français a pour ambition de montrer, selon ses dires, le plaisir fugitif de vivre, saisir la grâce de l'instant en réalisant que nous ne sommes rien, juste de passage.
Noé va mettre ses personnages à l'épreuve, en grand inquisiteur il les soumet à la questionnette face caméra, leur demandant jusqu'où ils seraient prêt à aller pour réussir, par un écran de télévision placé au milieu d'œuvres chéries du cinéaste, un empilement de cassettes vidéos annonce d'ors et déjà la couleur, notamment Salò ou les 120 Journées de Sodome ou Suspiria, deux principales références de fond et de forme de son Climax. On remarque que, comme pour son précédent long métrage, Noé semble encore une fois se réfugier dans cette espèce d'auto-satisfaction immature, d'appuyer son bagage en guise de clin d'œil non dissimulé, son intérêt est aussi et surtout de s'amuser du cinéma, de le modeler à sa convenance.
La patte de Gaspar c'est aussi ce goût pour le plan séquence et de la caméra qui s'immisce sous tous les angles, on se souvient évidemment de celui du viol de Monica Bellucci, on se souviendra certainement de celui de la piste de danse de Climax, ici comme moyen de synthétiser sa phase d'exposition et de fusionner cette constellation d'individus, le tout chorégraphié par le rythme du Supernature de Cerrone, figure de proue de la disco française exportée à travers le monde, quoi de mieux pour planter le décor avant de démarrer les hostilités ? S 'en suit un découpage de conversations où l'on retrouve cette idée de fragments, le principe même d'une soirée me direz-vous, mais c'est aussi là que Noé me perd quelque peu, sans doute trop charitable à l'idée de demeurer dans l'étalage permanent du caractère de ses personnages, si étirer c'est expliquer je ne suis pas forcément d'accord, surtout que l'on se rendra compte par la suite que tout cela pouvait très bien se négliger. Ce n'est qu'à la fin du second générique (sans doute d'intérêt clipesque, s'auto-référençant à Enter the Void (?)) qu'un autre film commence, bien plus obscur, celui de la folie et du soupçon, à savoir qui a bien pu glisser de l'acide dans le bol de sangria et déchaîner toutes ces bêtes sauvages prêtes à bondir.
Quand on va voir du Gaspar Noé le but est de se prendre un coup de pied dans le bide suivi d'une grosse salade de phalange dans la figure, rester chaos assis, être impuissant, Climax offre une nouvelle fois (bien que partiellement) cette expérience salvatrice en stimulant l'inconscient et la mémoire du spectateur, car qui n'a pas déjà été au moins une fois dans une soirée un peu trop arrosée (ou pire) où la situation vous échappe ? C'est ce sentiment d'ivresse qui forge la majeure partie du film, perdre ses repères, ce n'est d'ailleurs sans doute pas un hasard si le lieu commun de l'action soit la piste de danse et que les coulisses forment ses artères visant à être un échappatoire futile, mais tous les chemins nous y ramènent pour constater que la situation empire. Un crescendo hypnotique à la perversité sous-jacente, car contrairement à ce que l'on connait chez ce cher Gaspar ici la violence est rarement frontale mais plus taquine, quitte par moment à basculer dans l'humour (très) noir ou dans l'ironie politiquement incorrecte, un choix qui ne chamboulera que les petites âmes sensibles habituées au confort, pour ma part j'y ai surtout ressenti une certaine frustration, relativement déçu que Noé n'aille pas plus loin dans ce tourbillon chaotique, comme si il s'était assagi, bien que j'ai toutes les peines du monde d'y croire connaissant le bonhomme.
Reste que Climax a pour principale ambition de dépeindre le rapport liant l'individu et le groupe, que l'Enfer c'est aussi et surtout les autres, que l'amour et la haine sont des sentiments trop sur-estimés, l'humain est bien plus complexe et imprévisible que ça, il peut faire et défaire le temps d'un instant, d'une crise de folie passagère, s'en ressort une cruauté implacable qui fait fond à la forme, et/ou inversement. Comme les deux références principales citées précédemment, Salò et Suspiria, Noé s'amuse à les martyriser, les faire souffrir, les asservir pour les mener aux Enfers, sous un patchwork de couleurs inspirant les divagations de l'esprit (le travail de Benoît Debie y est pour beaucoup), tout en y ajoutant la touche finale, et pas des moindres : l'ambiance sonore où la crème de l'âge d'or de la musique électro se succède comme Thomas Bangalter & Daft Punk, Dopplereffekt, Aphex Twin ou encore le saint patron des synthétiseurs Giorgio Moroder. Puis placer le contexte de l'histoire au milieu des années 90 c'est aussi peut être relater ce climax dans la vie d'un doux rêveur adepte des paradis artificiels et des raves parties, d'une époque révolue et d'une réalité qu'il faut accepter de retrouver, bien que la mélancolie ne fasse pas de mal, un dernier shoot.
Climax se place donc comme une œuvre à la fois référencée et obsessionnelle, un ballet à 1000 volts où Gaspar Noé s'enchante à piquer au vif son spectateur, l'amenant sans pincettes dans une frénésie de cinéma, minimaliste dans son arrière plan et vertigineux de par son rythme, l'averti que je suis regrettera tout de même un certain manque de radicalité quant à l'épilogue de ce fameux crescendo, mais reste néanmoins séduit par toute l'inventivité qui caractérise ce cinéaste atypique.
Père Gaspar, raconte-moi encore une histoire.
[6,5+/10]