- What if no one believes you ? - Someone already does.
Ecoutez, écoutez les clameurs autour de vous. Peut-être y participez-vous. Ecoutez… « Ohlala, les blockbusters ça vole pas bien haut, hein », « ohlala, c’est juste du bruit et des effets spéciaux », « ohlala, c’est du divertissement mais c’est quand même très mauvais », « ohlala, on dirait un téléfilm ». Oui, le cinéma ne ressemble parfois plus beaucoup à du cinéma. Ou du moins on nous apprend à nous contenter de peu. Mais, et c’est là le paradoxe qui nous intéresse aujourd’hui, dès qu’une anomalie émerge, elle est battue par la foule en colère encore plus sûrement que le dernier des spectacles décérébrés.
Voilà, posons les cartes sur la table. Cloud Atlas, le nouveau bébé conjoint des frères Wachowski et de Tom Tykwer descend de la lignée des œuvres maudites car différentes. Si je vous cite The Fall, Southland Tales, The Fountain, vous pensez : « ah beurk beurk beurk, pouah pouah pouah », vous pouvez arrêter là, le prochain film Marvel sort dans peu de temps. Pour les autres, poursuivons notre investigation avec des faits et rien que des faits : une coproduction majoritairement américano-germanique où presque tous les pays européens ont apporté leur obole (sauf la France, hein, bien sûr). 100 millions de dollars de budget, pour un bide intergalactique aux USA (mais le film se remboursera de justesse à l’international). Des acteurs joyeusement has been qui étaient les préférés de votre petite sœur il y a quinze ans (Tom Hanks, Hugh Grant, Halle Berry, Susan Sarandon). Un festival de maquillages tous plus voyants les uns que les autres (ne vous inquiétez pas, c’est fait exprès). Et pas moins de six films en un sur presque trois heures, imbriqués les uns dans les autres à toute vitesse. Autant de raisons de s’enthousiasmer, de s’inquiéter et, pour la majorité, de vouer Cloud Atlas au rayon des nanars.
Forcément, il s’agit d’une des œuvres les plus ambitieuses de l’histoire du cinéma, ou du moins du cinéma de divertissement, car les Wachowski poursuivent leur carrière en artisans passionnés, qui estiment que le cinéma peut autant amuser qu’émouvoir, et qu’on peut mêler action spectaculaire et mélodrame philosophique sans honte. Naïf, lacrymal, exagérément romantique, gaillardement revendicatif, passant de la poésie pure au mauvais goût en une seconde, Cloud Atlas s’avère monumental, sincère et désarmant. Fini les errances post-adolescentes et les influences mal digérées de la trilogie Matrix. Les Wachowski offrent ici un remake mille fois plus réussis de l’ensemble des trois films, en une seule histoire. Et il y en a cinq autres. Drame historique maritime, pamphlet anti esclavage (décidément la grande tendance de ce début d’année), romance musicale, thriller 70’s dans les rues de San Francisco, comédie pure, SF clinquante, post-apocalyptique trash, il y a tout cela dans Cloud Atlas et bien davantage.
Dans le mal-aimé Speed Racer, les Wachowski avaient tout donné dans l’expérimentation formelle, ici il s’agit davantage de torturer la narration. C’est en ce sens que Cloud Atlas se rapproche de The Fall (et son rapport conte/réalité), The Fountain (la narration métaphorique) et Southland Tales (la déconstruction par le prisme des symboles et codes de communications actuels). Les Wachowski font preuve de davantage de simplicité que les trois œuvres citées, ce qui correspond d’ailleurs à leur propos. On est là pour écouter une histoire, six histoires liées avec plus ou moins d’évidence, mais qui mènent à un final classique et touchant. Avec toujours la perspective que chaque récit contient un fragment de tous les autres, que tout a déjà été conté mais que cela importe peu du moment qu’on le fait avec du cœur.
De cœur, Cloud Atlas en déborde, de manière exaltante. Les Wachowski n’ont plus besoin de se dissimuler derrière Baudrillard, Platon, Descartes et tout le Gradus Philosophique. Ce sont des auteurs libérés, qui ne souffrent plus d’un complexe d’infériorité, ils font du divertissement et s’en amusent autant que le spectateur. Les références pleuvent encore, essentiellement à l’histoire du cinéma, mais elles glissent comme autant de clins d’œil. L’important c’est d’enchaîner les sentiments, les sensations. En cela, Cloud Atlas ressemble beaucoup à Holy Motors, mais en nettement plus réussi, en moins cynique, en moins morbide, en moins poseur. Les histoires ne sont pas seulement effleurées, elles sont ici pleinement développées et l’hommage au 7e art n’en est que plus convaincant.
Infiniment libre, Cloud Atlas peut tout se permettre, en particulier ce que la censure américaine redoute en matière de violence ou de nudité. Le film n’est pas calculé en vue d’une tranche d’âge particulière, en vue d’un chiffre au box-office. Il existe en lui-même et pour lui-même, sans se poser la question de ce qui est convenable ou non, de ce qui plaira ou non aux critiques (une nouvelle fois directement malmenés dans un élan libérateur qui appelle le bâton pour se faire battre). Des œuvres de ce calibre sont rares, souvent conspuées, mais elles appellent au vrai sens du « film culte ». Cloud Atlas contient sa propre critique : peu de gens le verront, peu de gens l’aimeront, mais même si un seul est convaincu c’est suffisant. Dans quelques décennies, il est fort probable qu’on se souviendra davantage de ce film que de celui qui remportera les Oscars, les César, qui aura été le plus grand succès de l’année. Une délicieuse anomalie, oui, le virus dans le programme, l’étrangeté qui secoue les habitudes, l’intrus dans la soirée parfaitement organisée. Pourtant, juste un récit, juste un film, juste un divertissement, juste du cinéma, rien que du cinéma.