[Mouchoir #28]
La force du cinéma d'Ozu vient sans doute de sa générosité sans bornes. Comme une porte laissée entrouverte, le cinéaste japonais propose un point de vue vers une immersion totale. Avec une simplicité déconcertante, on se laisse peu à peu emporter, exempt de distanciation ou d'autres questions sémantiques devenues inutiles ; du genre « Qu'est-ce que veut dire ce plan ? »
C'est quoi la recette ? Cœur capricieux y répond à sa manière. Ozu se dévoile déjà comme un esthète hors pair, maître incontesté de la plastique et du rythme. Il suffit de prêter attention aux trouvailles elliptiques, comme lorsqu'un mouvement d'épaule apparaît deux fois de suite, dans deux espaces différents, s'apparentant ainsi à un gond plastique permettant le saut temporel. Ou bien encore lors de ces temps morts que l'on a désigné comme « pillow shots » ; ce linge suspendu qui revient si souvent, permettant de décharger la tension de la scène le précédant, d’amener la suivante, et, dans une moindre mesure, de faire vivre le grand monde qui entoure la petite histoire. Sans oublier cette caméra basse à hauteur d'enfant qui mime le regard humain, picturalise son infime univers et désarticule une jambe, un pied ou un bras au premier plan pour rappeler qu'un corps immobile s'y cache, cloué à l'inaction par le cadre, et pourtant près à se libérer de ses chaînes à la moindre coupe.
Et finalement, il y a dans Cœur capricieux comme une invitation à être sensible à toute cette esthétique dans un emploi du flou atypique, car rarement autant poussé dans un film d'Ozu. Matière plastique, matière de temps, le cinéaste semble user du flou pour effacer l'apparence physique des gens, comme pour mieux rendre compte de l'existence plastico-psychique, des tourments de l'âme immatérielle. De tels plans contaminent la temporalité, la font passer dans un registre plus proche de la pause plastique, de la contemplation que de la narration linéaire, comme un temps devenu vertical, un arrêt sur image comme invitation à l'infini, à réfléchir en soi. Dans cette plénitude de l'instant, cet état comblé qui sied si bien à la fin d'un film d'Ozu, le cœur semble enfin réchauffé pour les longues nuits à venir.
6,5.
[02/10/18]