Du réalisateur Joseph Vilsmaier, je ne connaissais que son Stalingrad de 1993, reconstitution certes impressionnante et souvent acclamée de la célèbre bataille, mais que je n’ai personnellement jamais tenue en particulièrement haute estime, la faute à une approche larmoyante, quasi-victimaire, et des personnages clichés. Ce dernier défaut se retrouve un peu quatre ans plus tard dans Comedian Harmonists, mais sans aller jusqu’à altérer la bonne surprise que constitua ce film consacré au groupe de music-hall éponyme.
J’avais vaguement entendu parler d’eux durant mon séjour dans la capitale allemande, mais sans jamais écouter leurs productions ni me renseigner à leur sujet. Il faut dire que la musique vocale des Années Folles dans son ensemble ne supporte pas toujours très bien le poids des ans, et que de prime abord, il paraît plus tentant de comparer le sextuor berlinois aux Frères Jacques plutôt qu’aux Beatles. Pourtant, on se prend très vite au jeu devant le film de Vilsmaier, d’autant que le réalisateur excelle à tirer parti d’un des principaux points forts de l’affaire : son contexte historique tout sauf anodin.
Nous sommes en l’an de grâce 1927 et rien ne semble sourire à un jeune juif berlinois du nom de Harry Frommermann, pas plus qu’à 99% du peuple allemand de l’époque, terrassé par la récession et les réparations infligées par le Diktat de Versailles. Inspiré par le quintet américain The Revelers, Harry décide de tenter le tout pour le tout en créant un groupe de musique similaire avec ses comparses, Robert Biberti, Erich Collin, Roman Cycowski, Erwin Bootz et Ari Leschnikoff. Se produisant d’abord dans de minables estaminets berlinois, le sextuor gravit ensuite les échelons, de cabarets plus prestigieux en salles de spectacle combles dans toute la République de Weimar, en mal de bonne humeur. Les Comedian Harmonists sont nés.
Hélas pour eux, et notamment pour les trois membres juifs du groupe, leur période faste coïncide également avec l’avènement du Nazisme. Tout l’intérêt du film est dans cette opposition entre les deux visages d’un même pays à un tournant de son histoire : l’insouciance et la joie de vivre personnifiées par les Harmonists ou la violence martiale incarnée par Hitler et sa clique. Loin de l’amertume d’un Fassbender avec son Berlin, Alexanderplatz (dont l’interprète principal, Günter Lamprecht, apparaît d’ailleurs brièvement en impresario des Comedian Harmonists), Vilsmaier filme cette période charnière avec d’autant plus de tendresse teintée de nostalgie que les morceaux les plus célèbres du groupe, Veronika, der Lenz ist da ! ou Irgendwo auf der Welt traduisent le désir de tout un peuple d’échapper à la grisaille du quotidien, vers un avenir meilleur qui se transforma en cauchemar.
Ce n’est donc pas un hasard si la scène la plus mémorable du film se manifeste par l’opposition directe, quoique latente, entre ces deux Allemagnes, lorsque le Gauleiter nazi Streicher, rédacteur en chef du magazine antisémite Der Stürmer, demande au sextuor de lui interpréter l’un de leurs grands succès, la reprise d’un verset du poète silésien romantique Joseph von Eichendorff (que j’ai d’ailleurs moi-même traduit en français il y a quelques années, pour ceux que cela intéresse), initialement conçu comme l’inoffensif adieu d’un jeune homme parti noyer sa détresse amoureuse dans la guerre de 1813 contre l’envahisseur napoléonien. Le détournement de vers aussi beaux à des fins nationalistes produit une réaction physique chez Harry, tout en symbolisant parfaitement toute la tragédie d’un pays à jamais défiguré, dans sa chair comme dans ses arts, par la dérive des années 1933-1945.
Du reste, de même que Stalingrad vis-à-vis du film de guerre quatre ans plus tôt, Comedian Harmonists ne se démarque guère des codes du « musical biopic » : plus encore que ses personnages par The Revelers, on croirait Vislmaier influencé par la comédie irlandaise douce-amère The Pretenders, le second degré en moins. Le groupe démarre chichement, après des essais infructueux, avant de percer une fois leur identité trouvée, avant que rivalités amoureuses et querelles d’ego ne viennent menacer de les faire tomber de leur piédestal, etc, etc…
Bref, rien de très original si l’on sort du cadre historique, mais ce que Comedian Harmonists propose, il le fait bien. Je ne sais pas s’ils sont très fidèles, mais les spectacles sont bien chorégraphiés, les acteurs tous très convaincants et attachants sans être transcendants, et la mise en scène sobre, léchée et élégante, ce qui fait que le film a bien vieilli (je n’en revenais pas quand j’ai vu sa date de production après coup, je l’aurais dit de dix ans plus jeune !). En revanche, les comédiens font du playback sur des enregistrements d’époque, d’où le décalage criant entre la qualité de l’image et celle du son… mais je ne vois guère comment ils auraient pu faire autrement.
S’il n’évite donc pas les clichés du film musical, Comedian Harmonists parvient en revanche à s’affranchir de ceux sur la débauche babylonienne du Berlin des années 20-30, pour accoucher d’un plaisant et touchant plaidoyer en faveur des rêves et de l’optimisme morts-nés d’une nation sur le point de basculer dans l’horreur. La frivolité et la légèreté des opérettes ne sont généralement pas associées à l’image de sévérité que l’on se fait de l’Allemagne, mais s’il y a quelque chose que j’ai appris là-bas et que Comedian Harmonists vient rappeler, c’est que ce pays est plein de surprises !
(PS : suis-je le seul à trouver que le grand membre du groupe avec un monocle ressemble à Sam l’aigle moralisateur du Muppet Show ?)