Qu’est-ce que le cinéma ?


Depuis sa naissance cette question n’a jamais cessé d’être posée. Elle l’a été de nouveau récemment par deux réalisateurs argentins, Mariano Cohn et Gaston Duprat, dans leur film « Compétition officielle ».


L’histoire qui sous-tend leurs réflexions tient en quelques lignes. Le prospère homme d’affaires Humberto Suarez dont on vient de fêter le quatre-vingtième anniversaire n’en éprouve cependant aucune joie. Ni sa réussite professionnelle dans les produits pharmaceutiques ni sa Fondation ne lui procurent désormais la moindre satisfaction. Songeant désabusé aux années qui se sont envolées, il découvre à son âge que l’immortalité dont il rêve ne pourra lui être donnée que par une œuvre d’art léguée à la postérité. Qu’à cela ne tienne, sa fortune est là pour cela soit pour financer la construction d’un pont de prestige par un architecte de renom, soit, bien mieux, pour produire un film qui restera dans les annales. Etant un béotien en matière de culture Humberto Suarez fournira ainsi l’occasion à son secrétaire particulier de sortir de sa réserve habituelle par sa suggestion de confier la réalisation de ce grand film à venir à la cinéaste la plus en vue du moment, à savoir Lola Cuevas magnifiquement interprétée par Pénélope Cruz.


Une fois sa proposition validée par son patron tout va alors s’enchaîner sous la férule de l’excentrique réalisatrice retenue de la sorte. Très vite cette dernière décidera sans appel de porter à l’écran un best-seller intitulé « Rivalités » dont Humberto Suarez n’a cependant jamais entendu parler mais dont il devra par la force des choses acquérir les droits à prix d’or. Comme son titre le laisse entendre, le roman en question raconte le conflit irréductible qui au fil des ans n’a jamais cessé d’opposer deux frères. Pour ces rôles-là, assurément clefs, la distribution a elle aussi d’ores et déjà été arrêtée. Afin de souligner d’emblée cet antagonisme Lola Cuevas a opté pour des acteurs venant d’horizons différents. D’un côté Félix Rivero prototype de la star hollywoodienne, de l’autre Ivan Torres comédien issu du théâtre expérimental. Antonio Banderas et Oscar Martinez qui les incarnent de façon époustouflante s’en donnent à cœur joie.


On l’aura compris, une mise en abyme avec un trio pour un duo ou pour le formuler autrement deux metteurs en scène argentins filmant une collègue espagnole et ses deux acteurs principaux en train d’élaborer eux aussi leur propre film. Les protagonistes étant maintenant en place tout est donc prêt pour le clap de début. Sauf qu’il va se faire attendre. Et pour cause puisque le spectateur n’assistera pas au tournage proprement dit. Pas davantage, hormis une brève conférence de presse stylisée, il ne découvrira les coulisses d’un festival alors même qu’avec un humour décalé à la Magritte Mariano Cohn et Gaston Duprat ont titré leur long métrage « Compétition officielle ». Pour ceux restés sur leur faim qui souhaiteraient se plonger dans l’ambiance d’une telle manifestation un détour par le film « Rifkin’s Festival » de Woody Allen pourrait les satisfaire.


Mais revenons à nos moutons. Telle une épure, ce qui est concrètement montré ici dans un décor de béton et de verre offert par l’architecture de la Fondation d’Humberto Suarez où elle se déroule, c’est tout bonnement la phase de répétition préalable au premier tour de manivelle. De par son perfectionnisme Lola Cuevas la prolongera plus que de coutume pendant des jours et des jours de sorte qu’à force de scènes inlassablement répétées tout un chacun devant l’écran se forge peu à peu une idée du film en devenir. A travers ce travail préparatoire constamment remis sur le métier se dessinent par ailleurs deux figures de la profession que Duprat et Cohn connaissent par cœur et qu’ils prennent un plaisir évident à disséquer pour nous. On veut bien sûr parler du metteur en scène et des acteurs.


Certains se souviennent sans doute du réalisateur Guido Anselmi interprété par Marcello Mastroianni dans « Huit et demi ». Malgré son expérience passée mais comme vidé de l’intérieur, ce cinéaste imaginé par Fellini se retrouve dans l’incapacité de réaliser le nouveau film sur lequel il est censé travailler tandis qu’autour de lui toute son équipe s’impatiente ne faisant qu’accroître son impuissance à créer. Là également, comme dans « Compétition officielle » une mise en abyme avec deux auteurs, l’un bien réel derrière la caméra, l’autre fictif sur la pellicule, le premier toutefois nourrissant sa création de l’impossibilité du second d’être à la hauteur de sa tâche comme avant. A la différence de Guido Anselmi et bien qu’elle aussi traverse parfois des moments de doute, Lola Cuevas sait très exactement où elle va. Rien d’étonnant dès lors qu’elle veuille tout contrôler, du choix des figurants à celui des tissus pour les décors. Son intransigeance est la même à l’égard de ses deux acteurs vedettes qui ne sauraient s’écarter d’un iota de ce qu’elle a décidé. Derrière son apparente extravagance qu’elle se plaît du reste à accentuer se cache une détermination sans faille. Qu’on ne s’y trompe donc pas, si son gros cahier qu’elle garde à portée de main peut paraître foutraque et ne ressembler en rien à l’habituel storyboard, il n’en demeure pas moins que même en l’absence d’un support dessiné en bonne et due forme, Lola Cuevas a néanmoins en tête une vision très précise du découpage de chaque plan. Au-delà de ses excentricités qui sont trompeuses sa manière de faire l’apparente finalement à cette famille de cinéastes dont le modèle serait Hitchcock.


Ecoutons-le du reste à l’occasion des entretiens qu’il a eu avec François Truffaut. Ici, lorsqu’il évoque « Les oiseaux » , son 48ème long métrage.


J’aimerais vous expliquer les émotions que j’ai ressenties…Je me vante toujours de ne jamais regarder le scénario pendant que je tourne un film. Je connais le film par cœur, complètement. J’ai toujours eu peur d’improviser sur le plateau parce qu’à ce moment-là, si on trouve le temps d’avoir des idées, on ne trouve pas le temps d’examiner la qualité de ces idées. Il y a trop d’ouvriers, d’électriciens et de machinistes et je suis très scrupuleux pour les dépenses inutiles. Je ne pourrais vraiment pas imiter ces metteurs en scène qui font attendre toute une équipe pendant qu’eux-mêmes s’assoient pour réfléchir, je ne pourrais jamais faire cela. Mais j’ai été très agité, ce qui est rare, car d’habitude je rigole beaucoup pendant le tournage. Le soir, lorsque je rentrais chez moi et que je retrouvais ma femme, j’étais encore dérangé, émotionné. Quelque chose s’est passé de nouveau pour moi : je me suis mis à étudier le script en cours de tournage et j’y ai trouvé des faiblesses. Cette crise que j’ai traversée a éveillé en moi quelque chose de nouveau au point de vue de la création. Je me suis livré à des improvisations. Par exemple, toute la scène de l’attaque extérieure sur la maison, du siège de la maison par les oiseaux que l’on ne voit pas a été improvisée sur le plateau. Cela ne m’était presque jamais arrivé, mais je n’ai pas été long à me décider et j’ai dessiné rapidement les différents mouvements des personnages dans la pièce. (Hitchcock/Truffaut, édition définitive, Ramsay, page 246)

Improvisation certes mais qui survient après des années de carrière et qui surtout reste extrêmement limitée puisque seul le metteur en scène est fondé à modifier le découpage initial. Cette primauté du metteur en scène sur tous les autres intervenants ne fait aucun doute dans l’esprit de Lola Cuevas. Les deux vedettes qu’elle a choisies pour son projet, Felix Rivero et Ivan Torres, ne tarderont pas à s’en rendre compte aux dépens de leur ego. Avant de les rejoindre à la Fondation d’Humberto Suarez pour les voir à l’ouvrage, quelques précisions préalables ne sont peut-être pas superflues.


Le livre à succès « Rivalités » que Lola Cuevas a souhaité porter à l’écran reprend en l’actualisant le thème éternel du fratricide qui renvoie dans l’imaginaire à Caïn et Abel ou à Romulus et Rémus. En l’occurrence cette détestation réciproque qui habite les frères, sans doute de façon latente depuis longtemps, va se révéler dans toute son âpreté ce jour funeste où complètement ivre au volant de sa voiture le cadet provoquera la mort de leurs parents dans un accident de la circulation. L’aîné laissera libre cours à sa colère lors du procès qui s’ensuivra en déniant toutes circonstances atténuantes à celui qui désormais n’est plus qu’un assassin à ses yeux. Par contrecoup une rancœur sans pareille rongera le condamné durant ses longues années d’incarcération. La prison cependant n’aura aucune vertu réparatrice n’effaçant ni chez l’un, ni chez l’autre leur rancune respective. Surprenante donc la démarche du plus jeune qui, une fois libre, s’avisera un soir de frapper à la porte de son frère pour lui proposer une réconciliation. Elle sera acceptée mais lorsqu’ils tomberont dans les bras l’un de l’autre, l’aîné sera poignardé dans le dos au moment même du baiser de la paix. Trahison du pardon… Aucun remord pourtant, aucune fuite non plus. Comme par mimétisme, après son geste, le cadet adoptera l’attitude et les manières de son frère puis prendra sa place dans le foyer où la jeune veuve, juste maman, ne manifestera aucune surprise face à cette substitution.


De ce récit trop brièvement résumé deux thèmes, somme toute contradictoires, semblent avoir séduit Lola Cuevas. D’une part, bien sûr, la haine, d’autre part, par delà celle-ci la persistance de liens du sang très forts. C’est à travers ce prisme qu’elle va donc s’employer à diriger ses acteurs. Ne leur en déplaise, ces derniers devront dès lors se soumettre à des exercices peu communs. De prime abord on a ainsi le sentiment d’assister à nouveau à ces ahurissantes performances artistiques vides de sens dont se moquait avec délectation pour les dénoncer Ruben Östlund dans son film « The Square ». Appréciation pour le coup hâtive puisque la méthode imaginée par Lola Cuevas, pour iconoclaste qu’elle paraisse, lui permet en fait de maintenir le cap qu’elle s’est fixé . Un exemple suffira.


Avec force ruban adhésif nos deux vedettes, Félix Rivero et Ivan Torres, assis l’un à côté de l’autre, seront littéralement empaquetés sans la moindre possibilité de se mouvoir. De leur place, dans la grande salle de conférence vide de la Fondation Suarez les voilà condamnés à regarder impuissants le spectacle que leur a réservé Lola Cuevas. Sur la scène où elle officie sont exposés les nombreux trophées dont ont été gratifiés les deux acteurs tout au long de leur carrière et qu’ils ont été priés d’apporter pour la circonstance. Un peu plus loin une énorme broyeuse qui ne tardera pas à servir puisque, telle une vestale sacrifiant à un culte, Lola souveraine va lentement y jeter l’une après l’autre toutes ces récompenses . Le geste n’est pas gratuit car obéissant d’évidence à un triple objectif. Oter d’abord un peu de leur superbe à ces messieurs dont le nombrilisme à la longue ne laisse pas, il est vrai, d’être exaspérant. Faire naître ensuite au plus profond de chaque interprète une véritable fureur dépassant celle d’un simple jeu d’acteur aussi brillant soit-il. Créer enfin une réelle osmose entre Félix Rivero et Ivan Torres en dirigeant leur hargne sur une même cible qui n’est autre que la réalisatrice. Résultat pleinement atteint au point qu’à l’arrivée les personnages du roman « Rivalités » auront peu à peu phagocyté les acteurs chargés de les incarner à l’écran. Ainsi à la veille du tournage, lors d’une réception donnée à la Fondation pour en assurer la promotion, une violente bagarre éclatera, à l’écart des invités, entre Félix Rivero et Yvan Torres. Le premier, sans qu’il n’y ait de témoins, précipitant le second dans le vide. Il ne mourra pas mais restera dans un profond coma. Et le film après ce drame ? Qu’à cela ne tienne, il sera néanmoins tourné, Félix Rivero endossant les deux rôles de la même manière que dans le roman les deux frères ont fini par se confondre malgré leur détestation mutuelle. Ironie de la chose, cette solution de remplacement imposée par Lola Cuevas lui avait été soufflée par Ivan Torres mais à son propre profit lorsque quelque temps auparavant tout un chacun était convaincu que les jours de Félix Rivero étaient comptés et qu’il n’irait pas au bout de son engagement. Et tandis qu’Ivan Torres gît désormais inanimé sur un lit d’hôpital, faisons de notre côté un bref retour en arrière. Flash back donc.


A l’exception des exercices iconoclastes évoqués précédemment et de la scène finale entièrement jouée à plusieurs reprises, le reste des répétitions que nous proposent les auteurs argentins consiste en une lecture des dialogues, Ivan et Félix se donnant la réplique texte en main sous le regard critique de Lola Cuevas. Tatillonne, celle-ci ne manquera pas de les reprendre à l’envi et de les faire recommencer leur prestation autant de fois qu’il le faut, parfois même pour un simple détail. De là, c’est le cas de le dire, un comique de répétition mais aussi une réflexion sur le jeu de l’acteur. On peut utilement partir ici du « Paradoxe sur le comédien » de Diderot. Pour lui le grand acteur n’est pas, comme nombreux seraient tentés de le penser, celui qui joue « de sensibilité » mais au contraire celui qui joue de sang-froid :


C’est l’extrême sensibilité, écrit-il, qui fait les acteurs médiocres, c’est la sensibilité médiocre qui fait la multitude des mauvais acteurs, et c’est le manque absolu de sensibilité qui prépare les acteurs sublimes.

Et Diderot d’ajouter pour caractériser le grand comédien :


Tout son talent consiste non pas à sentir, comme vous le supposez, mais à rendre si scrupuleusement les signes extérieurs du sentiment, que vous vous y trompiez.

Cette typologie ainsi rappelée arrêtons-nous alors sur les protégés de Lola Cuevas. Si l’on s’en tient strictement à cette seule séquence des répétitions qui constitue d’ailleurs l’essentiel de « Compétition officielle » nul doute possible, tant Félix Rivero qu’Ivan Torres correspondent à l’acteur de sang froid que Diderot appelait de ses vœux. Trois moments particuliers peuvent être retenus pour s’en convaincre. Le premier prend place au début des répétitions lorsqu’un passage du scénario exige que l’un des frères éclate en sanglots. Impatienté par le temps que met Ivan pour y parvenir, Félix d’autorité se saisira du texte et en un tournemain le dira avec pénétration en laissant couler des larmes. Empathie avec le personnage ? Que nenni ! Simplement un stick de menthol passé sous les yeux et le tour est joué.


De quoi ulcérer le professeur de théâtre pointilleux qu’est Ivan. Si pour lui l’acteur doit pleurer cela ne saurait passer par un artifice emprunté à la pharmacopée mais par une étude approfondie du personnage afin de s’en forger un modèle idéal et de s’y conformer une fois sur scène. Cette conception du métier en résonance avec celle de Diderot trouvera à s’illustrer pour le même extrait avec autant de conviction et de force qu’en a montré Félix durant son numéro. D’évidence à ce stade–là une véritable émotion peut se lire sur le visage des acteurs mais sans que celle-ci n’ait été pour quoi que ce soit dans le réalisme de leur jeu. Deux autres moments viendront le confirmer par la suite. Pour notre plus grand plaisir, entre deux séances de travail, Félix et Ivan vont nous offrir à tour de rôle d’inoubliables morceaux de bravoure qui apparaîtront après coup comme une joute entre acteurs destinée à déterminer lequel des deux par son savoir-faire a triomphé de l’autre.


C’est à nouveau Félix qui prendra l’initiative et dégainera le premier. Il le fera de façon inattendue sous forme d’une émouvante confession qui saisira tout le monde. Rien de plus bouleversant en effet que d’apprendre de la bouche d’un proche qu’il est condamné, le diagnostic d’un cancer du pancréas venant juste de tomber. Hors de question cependant pour Félix d’entreprendre une thérapie. Il continuera comme avant à vivre à cent à l’heure aussi longtemps que ses forces le lui permettront. Et surtout il honorera ses engagements vis-à-vis de Lola. Que répondre à cela ? Rien et poursuivre vaille que vaille le programme prévu. Ce qui, contre toute attente, ne posera aucune difficulté puisqu’en s’inventant cette maladie Félix a ni plus ni moins bluffé ainsi qu’il l’avouera avec désinvolture quelques jours plus tard. Chapeau l’artiste ! La leçon est belle et l’effet dramatique réussi. Mais attention à la riposte qui ne manquera pas d’arriver. Et en effet, profitant d’une pause, Ivan tout contrit se livrera pareillement à une confession publique où il reconnaîtra la supériorité du talent de Félix. Le ravissement de ce dernier sera néanmoins de courte durée . Et pour cause, Ivan a bien sûr dupé son partenaire en jouant à son tour une scène de la même farine. Un partout, la balle au centre…



Certains feront peut-être le rapprochement avec « Alceste à bicyclette », ce film de Philippe Le Guay qui décortique de façon similaire l’affrontement de deux comédiens interprétés par Fabrice Luchini et Lambert Wilson. De fait, à mesure que ceux-ci répètent sur l’île de Ré le « Misanthrophe » de Molière pour monter ensuite la pièce à Paris, leur brillant face-à-face du début deviendra de plus en plus tendu et conflictuel. Impromptu, une question ne manque pas alors de se poser. Est-ce que la compétition visée par les réalisateurs argentins dans leur titre ne serait pas finalement autant celle des acteurs entre eux que celle des films en lice dans un festival pour l’obtention d’un prix ?


On peut raisonnablement souscrire à cette hypothèse. L’attitude adoptée par Lola Cuevas est sur ce point révélatrice. Lors de la conférence de presse pour la présentation de son film, elle restera de marbre à la tribune, cachée derrière ses lunettes de soleil, sans chercher réellement à répondre aux journalistes, comme si le sort de son dernier opus, une fois achevé, lui était désormais indifférent. Rien à voir avec l’enthousiasme qu’elle montrait naguère lorsqu’il s’agissait pour elle de faire répéter ses acteurs. Et nous voilà revenus aux répétitions. Un retour opportun permettant de mettre en évidence, tel un gros plan, une conséquence inattendue de ce travail préparatoire. Comme on l’a vu, ni Félix, ni Ivan n’ont professé à un quelconque moment qu’ils devaient s’identifier à leur personnage pour arriver à jouer en professionnel. Bien au contraire. Or, insidieusement, sous la direction de Lola, ils vont peu à peu faire leur les émotions violentes des frères rivaux qu’ils incarnent au point de perdre tout sang froid et d’en venir aux mains dans leur vie privée. Le renversement est spectaculaire dans tous les sens du terme.


Elargissons maintenant la focale et rejoignons à nouveau cette fameuse conférence de presse déjà évoquée à deux reprises. Durant celle-ci Félix, sûr de lui, sera quasiment le seul à prendre la parole interprétant avec bonheur une saynète de son cru. Bien qu’il n’en pense pas un traître mot il rendra ainsi un vibrant hommage à son camarade Ivan presque moribond. Réapparition donc d’un jeu distancié comme si l’emprise de Lola Cuevas s’était enfin dissipée. Quittons dès lors celle-ci pour ses deux homologues qui lui ont donné vie sur l’écran. Ainsi qu’on le sait, pour parler de leur art, Mariano Cohn et Gaston Duprat ont fait le choix de l’ellipse passant sous silence certaines étapes du processus de création d’un film. Si l’on en croit les confidences de Jean-Louis Barrault le cinéaste René Clair distinguait pour sa part trois moments clefs, l’écriture du scénario, le tournage et le montage. Il précisait en outre que s’il devait renoncer à l’un d’entre eux ce serait le tournage. Cohn et Duprat semblent avoir été sur la même longueur d’onde puisqu’ils ont fait l’impasse là-dessus. On peut le regretter en se souvenant alors avec une vague nostalgie de « La nuit américaine » qui date déjà de 1973. Une autre mise en abyme où François Truffaut tient lui-même le rôle d’un réalisateur, Ferrand, qui tourne un mélodrame, « Je vous présente Paméla », aux studios de la Victorine à Nice dans les anciens décors de « La folle de Chaillot ». Laissons-lui la parole :


J’ai réalisé La nuit américaine comme un documentaire, et il y a très peu de décalage entre le tournage que je montre et celui de mes films. Je me suis imposé des limites bien précises, j’ai respecté l’unité de lieu, de temps et d’action. Pour évoquer la réalisation de « Je vous présente Pamela » - le film du film – j’ai voulu énumérer de façon assez systématique mais plausible toutes les embûches qui peuvent handicaper et menacer la bonne fin de l’entreprise (...) Mon idée n’était pas de dire toute la vérité sur le cinéma, mais de dire que des choses vraies. De dire cette formidable mobilisation que constitue un tournage, cet investissement affectif qui peut embrouiller la vie privée de ceux qui participent à un film. Pour chacun, à ce moment-là, c’est une période privilégiée hors des soucis pratiques, une évasion. L’équipe d’un film en extérieurs me rappelle toujours les colonies de vacances de ma jeunesse. (Le Monde, 18 mai 1973)

Restons encore un peu avec François Truffaut. Il évoque cette fois-ci l’importance du montage :

Il m’arrive de comprendre certaines choses seulement sur la table de montage : dans La Nuit américaine par exemple, des décisions importantes ont été prises assez tard. Ainsi, quand on voit Jean-Pierre Léaud tirer plusieurs fois de suite sur Jean-Pierre Aumont, c’est venu au montage : car normalement, il y avait un seul plan, mais comme on avait tourné la scène six fois, je me suis rendu compte qu’on avait besoin à la fin de cet espèce de ballet et j’ai monté tous les coups de feu les uns après les autres. Le montage est une période très créative parce qu’en principe on ne peut pas faire de bêtises. Il arrive qu’on abîme un film au montage mais généralement, on lui fait plutôt du bien. Un de mes montages que je regrette, c’est celui des Deux Anglaises et le Continent parce que je l’ai monté comme si le film était très réussi ; J’ai fait un montage optimiste que j’ai regretté parce que le film était trop long. (Jeune Cinéma n°77, mars 1974)

Cette autre étape-là, de même que celle du tournage, est pareillement absente chez Cohn et Duprat. A peine a-t-on écrit cela qu’un sentiment de déjà-vu nous fait douter de l’affirmation. C’est que José Luis Gomez et Pénélope Cruz qui dans « Compétition officielle » tiennent les rôles de Humberto Suarez et Lola Cuevas ont déjà interprété des personnages semblables dans « Etreintes brisées » de Pedro Almodovar. Qu’on en juge. La jeune et belle Magdalena Rivero qu’incarne Pénélope Cruz, tout en rêvant de devenir actrice, doit pour l’heure se contenter de son poste de secrétaire auprès d’un riche financier, Ernesto Martel joué par José Luis Gomez. Elle en deviendra la maîtresse sans pour autant renoncer à son rêve. Celui-ci deviendra réalité quand elle obtiendra le premier rôle du nouveau film, « Filles et valises », du très respecté réalisateur Mateo Blanco. Comme de juste le producteur en est Ernesto Martel. Maladivement jaloux il finira cependant par découvrir la liaison de Magdalena et de Mateo. Or, comme on le sait, la vengeance est un plat qui se mange froid. Il laissera donc s’achever le tournage mais profitera que ces derniers soient partis ensemble en vacances pour distribuer à leur insu et en avance « Filles et valises » qui sera descendu en flèche par la critique plombant par là même la carrière des deux amants. Bien des années plus tard, Mateo apprendra que pour détruire sa réputation Ernesto Martel avait fait monter le film en prônant l’utilisation des plus mauvaises prises de chaque scène. Autrement dit le montage comme arme de destruction. Mais également comme rédemption possible. En effet contrairement aux instructions de Martel les enregistrements originaux de « Filles et valises » ont pu être sauvés de sorte que Mateo, malgré le temps qui s’est écoulé, parviendra à monter son film comme il l’avait imaginé.


Que Pénélope Cruz et José Luis Gomez soient présents dans « Etreintes brisées » puis dans « Compétition officielle » n’est sans doute pas un hasard. On a donc la faiblesse de penser que Cohn et Duprat ont voulu rendre un hommage à leur aîné tout en évoquant ainsi par procuration l’enjeu du montage. Reconnaissons, si l’on compare les deux réalisations, que le producteur de « Rivalités » est bien plus sympathique que celui de « Filles et valises ». Il n’est pas certain cependant que le premier croit davantage que le second en la magie du cinéma. Comme il l’avait initialement envisagé, il financera également la construction d’un pont qu’il inaugurera en grande pompe. En définitive, si pour Humberto Suarez l’immortalité vaut bien un film, un pont est tout de même préférable.




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le 7 déc. 2022

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le 7 déc. 2022

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