Par Raphaël Nieuwjaer

Huit années séparent My Way home, le dernier volet de la trilogie consacrée par Bill Douglas à son enfance, et Comrades. Huit années durant lesquelles le cinéastes a eu toutes les peines, après des tournages aux budgets dérisoires, à réunir l'argent nécessaire pour filmer, entre le Dorset et l'Australie, l'histoire de ces paysans qui s'unissent afin de réclamer un salaire décent au moment où l'industrialisation commence à modifier la nature du travail et le tissu social. Huit années durant lesquelles, par ailleurs, Margaret Thatcher règne sur la politique britannique, d'abord en tant que dirigeante du Parti Conservateur, puis comme Premier Ministre. En 1986, quand le film est enfin achevé, les mineurs ont depuis peu repris leur poste, après une grève de plus d'un an qui s'est soldée par un échec terrible. Si Bill Douglas n'a rien d'un cinéaste militant à la Ken Loach, le discours final que prononce George Loveless, le prêtre méthodiste à l'initiative de l'union des paysans, ne peut manquer de faire écho à cette actualité. Hélas, cet appel à la solidarité et à la lutte pacifiste ne sera pas entendu. Comrades connait une exploitation plus que discrète au Royaume-Uni. Il n'est pas même projeté en France. Ainsi se clôt l'oeuvre de Douglas, mort en 1991, et dont les projets suivants, notamment un sur Eadward Muybridge, resteront à l'état de scénarios.

Pas plus que la trilogie ne peut se rabattre sur les coordonnées esthétiques et politiques du réalisme social, Comrades n'est la fresque édifiante que son sujet laisse entrevoir. Rien de commun, en somme, avec les productions de Richard Attenborough, dont le Ghandhi a triomphé quelques années auparavant. Inspiré d'une des pages capitales du syndicalisme britannique, le film raconte l'histoire des martyrs de Tolpuddle. Pour avoir eu le courage de s'organiser et de revendiquer une meilleure rémunération, ces ouvriers agricoles furent, à l'issue d'un procès réglé d'avance, déportés en Australie. Plusieurs années de mobilisation en Angleterre avaient alors été nécessaires pour obtenir la révision du jugement. À leur retour, ils étaient devenus des symboles du mouvement ouvrier. Si le film n'a rien du prêche, ce n'est pas parce que Douglas se tiendrait à distance de toute dimension morale ou sociale. Loveless est à bien des égards un saint, dont le visage semble incapable de se départir très longtemps de son air d'infinie bonté. Le manque d'indépendance de la justice et la soumission de l'église anglicane à la volonté de l'aristocratie sont maintes fois pointés. Les colonies enfin apparaissent comme la pointe ultime d'une société inégalitaire - moins son contraire que son utopie réalisée. Les déportés y sont réduits à vivre la vie nue de qui ne vaut plus que pour sa force de travail, ou contraints à jouer la parodie abjecte de leur propre rôle, comme cet adolescent grimé en serviteur noir.

Comrades se présente néanmoins sous des atours singuliers. « Un récit de lanterniste sur les Martyrs de Tolpuddle et ce qu’il advint d’eux », telle est l'inscription qui suit la séquence pré-générique. Le film se place ainsi d'emblée sous les auspices d'une tradition spectaculaire, la lanterne magique et plus généralement les jeux optiques, dont il déploiera méticuleusement les évolutions et bifurcations dans les années 1830-1840 (à quelques anachronismes près). Douglas, grand collectionneur de machines et de livres sur le « pré-cinéma », organise une véritable visite dans la culture d'une époque qui voit littéralement se populariser les diorama, thaumatrope et autre spectacle de fantasmagorie. Ce faisant, il n'hésite pas à user de certains dispositifs pour sa propre mise en scène, comme lorsqu'un panorama sert à représenter le transport des déportés. La beauté et l'intelligence de Comrades tiennent d'abord à ce geste qui noue l'émancipation et la figuration, la politique et le spectacle, non pour les opposer selon la rengaine habituelle, mais pour montrer en quoi l'un et l'autre, l'un en l'autre, sont en mesure d'ouvrir les brèches qui rendent possible l'impossible. Comme dans la trilogie, le labeur et la misère n'étouffent pas la richesse sensible du monde, qui jaillit partout, s'éprouvant autant dans les spectacles visuels que lors d'une promenade à la campagne, un chant partagé ou, durant le travail même, par la vision des cieux mordorés suspendus au-dessus d'un champs de cailloux. Une révolution a déjà lieu dans l'affirmation de cette multitude de sensations, de gestes, d'expériences qui trament une nouvelle réalité où tout un chacun peut se constituer un corps qui ne soit plus uniquement fait pour subir la domination.

C'est la mise en crise de cette division fondamentale de l'humanité entre ceux qui seraient voués à commander et ceux qui seraient voués à obéir, ceux qui pourraient jouir du temps à leur convenance et ceux qui ne devraient connaître que le travail, que Comrades investit. Partage du « corps social » entre la tête et les mains, qui recoupe aussi une manière de distribuer l'usage des images et de leur puissance. Croisant Loveless dans une échoppe de gravures, le noble qui dirige le domaine, surpris de le trouver là, lui enjoint de ne pas se laisser divertir de sa tâche. Il déroule alors, sous ses yeux, l'illustration pornographique qu'il vient d'acquérir. Plus tard, face à un portrait qui, observé d'un autre point de vue, révèle un triomphant navire de guerre, un des ouvriers agricoles venus porter réclamation auprès du même noble tend son poing serré. D'une scène à l'autre se définit une double exclusion – et le mouvement d'une révolte. La circulation des images se base sur la dignité, la moralité et les capacités supposées de leurs spectateurs, celles-ci étant d'autant plus exigées socialement que les images sont licencieuses (toute la rhétorique de la censure fonctionne sur cette opposition entre les gens capables de voir et de comprendre, et les autres que de tels spectacles ramèneraient à leurs vils instincts). L'exposition de l'image requiert en outre la dignité de cette dernière à travers son sujet. Le portrait en trois dimensions du « grand homme » fonctionne bien sur ce principe. Le pouvoir, représenté par le navire, instrument de guerre et de conquête, apparaît même comme le fond du portrait, ce qui l'appuie et le justifie (sur ce point, il faudrait également voir les liens constants entre image et argent). (...)

Lire la suite sur : http://www.chronicart.com/cinema/comrades/
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le 4 août 2014

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