Il y a deux courants moteurs au cœur du dernier film que tourna Bill Douglas presque dix ans après sa célèbre trilogie autobiographique (My Childhood / My Ain Folk / My Way Home). D'une part l'histoire des prémices du syndicalisme britannique au début du 19ème siècle, d'un point de vue factuel, et d'autre part une toile poétique pour décrire l'univers des paysans prolétaires du Royaume-Uni, et même jusqu'en Australie, en parallèle d'autres prémices : celles de la photographie et du cinéma. La lutte des classes en gestation, l'émergence d'un groupe social relativement homogène et conscient de sa condition, et les balbutiements de diverses techniques d'images animées : Comrades est une histoire de naissances historiques.
De là cette impression d'observer une grande fresque à l'échelle d'un pays, comme un fragment d'Histoire diffus centré sur les "martyrs de Tolpuddle", une vision éminemment subjective dont la très agréable lenteur s'étalant sur près de trois heures contraste avec la présence répétée d'ellipses marquant notamment les trois temps du récit. L'exploitation d'ouvriers agricoles du comté du Dorset par de riches propriétaires terriens est à l'origine de la création de l'ancêtre du syndicat, la Friendly Society of Agricultural Labourers, pour revendiquer des salaires plus décents. Ce mouvement engendrera à son tour la contre-offensive de la bourgeoisie alliée au clergé anglican : suite à un procès expéditif sous forme de représailles, orchestré par une classe dont la justice se trouve être le bras armé, six hommes seront envoyés au bagne et déportés en Australie en 1834. À leur tête, le prédicateur de l'église méthodiste George Loveless, à mi-chemin entre la figure du saint et celle du syndicaliste. S'ensuivra une mobilisation massive en Angleterre qui conduira d'une part à la révocation du jugement, et d'autre part à la constitution d'un symbole du mouvement ouvrier.
Bill Douglas consacre une grande partie de Comrades à la simple description d'une série de microcosmes, du travail de la terre à la vie dans les familles aisées. On retrouve la volonté du socialiste utopique de témoigner d'une certaine condition ouvrière, touchée par la pauvreté extrême, mais dans un élan à la fois doucement naïf et délicieusement poétique très éloigné de sa trilogie plus axée sur la misère réaliste d'un petit village de mineurs du sud de l'Écosse. Le regard se focalise ici sur une classe ouvrière constamment réprimée et ce aux quatre coins du globe, en proie à d'innombrables sources d'aliénation. Elle cristallise tous les aspects de la société inégalitaire d'alors, de l'oppression de l'aristocratie anglaise à celle des colons australiens : la notion d'injustice sociale semble irriguer toute son œuvre et pénètre toutes les strates du récit.
La simplicité apparente avec laquelle est dépeinte la majeure partie des conflits et des oppositions peut dérouter (à l'instar de certaines répliques comme "We only have to love one another to know what we must do", au-delà du fait émouvant qu'il s'agisse de l'inscription gravée sur la tombe de Bill Douglas), mais une telle approche schématique, presque pédagogique, dispose de tous les atouts ayant trait à la clarté. Le discours est limpide, les forces en présence sont clairement établies. Il faut sans doute s'aventurer en dehors de cette trame narrative principale pour trouver une certaine richesse descriptive et pour apprécier le niveau de détail avec lequel l'époque nous est retranscrite. La langue tout d'abord, chargée d'un vocabulaire et d'une élocution riches de sens, mais aussi les costumes, les coutumes, les différents métiers, les différents travaux, et tous les choix esthétiques qui évoluent des paysages anglais enneigés aux horizons australiens ensoleillés. Et pour envelopper tout cela, un fil rouge lié aux prémices de l'invention du cinéma, à la fois comique et poétique dans tous ses cahotements qui jalonnent le film, tisse un lien très original à travers tous les lieux, tous les personnages, et toutes les époques du récit. L'art et l'humanité tous deux en marche.
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