Eric Rohmer, clôt sa quadrilogie des "contes des quatre saisons" par celui de l'automne, et livre, arrivé presque à la fin de sa carrière et de sa vie, l'un de ses plus beaux films. Comme à l'acmé de son art, le cinéaste prend ses aises, et s'octroie une liberté quasiment unique dans son cinéma réglé.


Ce Conte d'automne n'est finalement pas trop loin de l'été, Rohmer décidant de placer son intrigue dans la vallée du Rhône, écrasée par un soleil encore chaud et noyée par une lumière crépusculaire. Une période qui, bien qu'elles soient finies, sent encore les vacances, où les vendanges sont une excuse pour siroter du vin en terrasse, sous les feuilles tombantes d'un arbre secoué par le vent, et pour parler d'amour, encore et toujours. L'été rhomérien n'est en rien celui pluvieux et froid d'un Bergman, et n'est peut-être qu'une occasion perpétuée de filmer les paysages comme des cartes postales estivales, faisant de chaque instant un instant un joli moment de grâce.


C'est sur cette opposition de paysage que Rohmer fonde l'ouverture de son film, qui démontre, s'il en était besoin, son sens du cadre et du portrait précis, ici particulièrement puissant puisque pour une fois un film de ses films est ouvertement beau, ce qui loin de ne pas être le cas de ses précédents longs métrages, n'était en tout cas jamais l'objectif premier. Opposition de paysages, la campagne contre la ville, l'architecture industrielle qu'on admire (les tours des réacteurs de la centrale du Tricastin) ou dont on se plaint (ces haies qu'on a coupées et qui révèlent à présent l'usine que l'on essayait de cacher), c'est une ruralité en transformation que capte Rohmer, une vallée qui vit et se transforme, pour le mieux ou le pire, striée par l'autoroute et les lignes de chemins de fer. Mais cette vallée est un point de chute pour les personnages qu'ils décident de filmer.


Car de cette opposition de paysage, Rohmer établit une opposition de caractères, opposition qui n'empêche jamais l'amour. Soit l'on est un rêveur, plus urbain, et l'on devient libraire, soit l'on est terre à terre, plus rural, et l'on reprend un terrain viticole. De deux façons de traiter ses vignes, en laissant la nature agir et les herbes envahir les terrains, ou en travaillant dur et nettoyant chacune des allées et chacun des plants, sont établis deux visions de la vie ; être un exploitant ou un artisan.
Ces scènes d'ouverture en apparence anodines donnent d'emblée la clef de lecture d'un film en construction en miroir.
Nous suivrons deux femmes, à deux âges différents (l'étudiante Rosine, délicate Alexia Portal et la libraire Isabelle) aménager la vie de leur amie commune (Magali), comme on aménage la nature et les paysages, deux metteuses en scène dirigeant celles et ceux qui les entourent comme des acteurs, en faisant des personnages soumis à la fatalité d'un scénario qu'elles ont créé, avant que ce dernier ne vienne se confondre avec la réalité des sentiments


En imposant comme toujours ce ton naïf à ses acteurs, donnant à chacun de ses films de une touche reconnaissable si particulière, Rohmer joue parfois avec malice avec le mauvais-jeu, en conservant au cours du récit les erreurs, les fourchages de langue, les débuts de rires incontrôlés de ses comédiens, donnant à ce Conte d'automne une candeur et une fraîcheur inespérée. On sent que le cinéaste se libère des carcans et conventions, qu'il s'était parfois lui-même imposés, s'autorisant au (très) beau et à la caméra portée à l'épaule, faisant fi du temps en rompant parfois même la logique temporelle, prolongeant un dialogue sur plusieurs scènes plus ou moins éloignées.
S'écartant même de la jeunesse qu'il a filmée toute sa vie, Rohmer réalise par le portrait de deux femmes, Isabelle et Magali, superbes Marie Rivière et Béatrice Romand, le portrait d'une jeunesse vue par le prisme des adultes et des parents, réunis le temps d'une séquence de danse finale émouvante et, en creux, celui d'une jeunesse éternelle, où ce n'est plus son destin que l'on tente de prendre en main mais celui de l'autre, dans une mise en abîme quasi schizophrénique du jeu amoureux.


Car c'est bien évidemment d'amour dont il est question dans ce nouveau conte, d'un amour que le cinéaste n'aura jamais fini de questionner, des plans et machinations qu'on met en place pour le faire triompher, des réflexions philosophiques qui nous viennent à son évocation, de son expérience et de ses goûts qu'on hiérarchise toujours même si l'on maintient les yeux dans les yeux que l'on n'a pas de "type" ("Vulgaire, donc classable."). L'amour, ses combats perdus, ses incohérences, ses paradoxes, ses éternels et infinis questionnements valant à Conte d'automne de longues scènes de drague succulentes, où l'en apprenant à connaître l'autre, on apprend à le maîtriser (sublimes échanges entre Isabelle et Gérald, impérial et fragile Alain Libolt), ou encore de langoureuses discussions autour de la table d'un restaurant ou sur une terrasse ombragée.


Un amour qui déroute des trajectoires apparemment tracées et donne le vertige d'une vie en équilibre toujours susceptible de basculer, comme le montre un plan final, post-générique, magnifique et tragique, étonnamment troublant pour un film aussi délicieux et léger, où se lit la vérité dans le fond des yeux.


Rohmer n'en avait pas fini avec l'amour bien qu'il terminait ici son dernier cycle de films.
Et son cinéma, si actuel, n'en a pas fini d'être aussi léger que profond, et d'être débordant de vitalité et de douceur.

Charles_Dubois
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le 9 déc. 2020

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Charles Dubois

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