En ouvrant son film sur le flashback rapide et condensé d'un fol amour d'été, érotique et léger, et en confrontant ensuite à un retour au présent à la ville, Eric Rohmer surprend d'emblée en donnant un ton plombé et triste à ce conte dont la saison donne un évident indice.
Rohmer, le cinéaste de la discussion philosophique, des choix amoureux légers, de la jeunesse et des vacances prend ici le parti de filmer la ville, Paris, en travaux, bruyante, sous la pluie et la neige grise, celle que l'on traverse derrière les vitres de métros bondés et de bus étouffants, et qui rappelle sans cesse la mer rêvée d'alors, celle où l'on était seul au monde, amoureux. Rohmer remplace ses cartes postales ensoleillées par des instants de vie mornes, ses cadres délicieux et gorgés de lumière par des photos souvenir.
Conte d'hiver est un film en miroir triple, à l'image des trois hommes qui gravitent de près ou de loin dans la vie de la protagoniste, Félicie ; l'un, Loïc, est un intellectuel manquant de force physique, l'autre, Maxence, un homme plus concret, plus fort, moins intellectuel, tandis que plane au-dessus d'eux le spectre imaginé et auquel on semble ne pas être capable de se mesurer de Charles, l'amour sauvage d'été, et toujours idéalisé.
L'un a des affiches de Kandinsky et Delaunay, l'autre laisse ses murs vides, tandis que Charles avait pour paysage le ciel et l'horizon de la mer.
L'un remplit ses étagères de livres, l'autre de bibelots, tandis que Charles vit d'amour et d'eau fraîche au bord de l'eau, ou en Amérique.
Mais tous finalement auront un dîner, décisif, qui fera pencher ou non la balance de leur côté ; un dîner où l'on invite sans prévenir, ou un dîner c'est l'homme aimé que l'on décide d'inviter.
Ce sont des modes de vie que met en confrontation Rohmer, avec un léger mépris et une approche parfois grossière du quotidien qui ne lui ressemble pas ; ici on juge ce vide de livre et cette vie qui se contente de peu de choses dans une ville de province (Nevers, "un bled" dira-t-on même), là on critique la vacuité de débats philosophiques ridicules sur nos vies antérieures et futures, mais toujours on fantasmera la vie adulée de Charles, qui apprend des choses concrètes, par lui-même, au contact de la nature et de la vie.
Car Conte d'hiver est un film sur la culture bourgeoise, que l'on répudie ou que l'on désire avant de, peut-être, trouver son équilibre, un film sur les mots, qu'on cherche, qu'on utilise mal, qu'on prétend connaître, sur lesquels on joue pour préciser ou contredire. Un temps Félicie se dira "inculte", prétendant ne pas parler français, jouant plus sotte qu'elle n'est, un temps elle prétendra au contraire connaître, réduisant Shakespeare à son Roméo et Juliette, discutant de Platon et Pascal avec Loïc.
C'est d'ailleurs d'être "conne" que se reprochera tout le long du film Félicie, dont l'amour originel perdu avec Charles est lié à une erreur sur sa propre adresse, donnant finalement celle d'un immeuble démoli.
Depuis cet acte manqué, Félicie continuera pourtant de croire au retour quasi christique de son Charles, et mènera les hommes qui peuplent, en attendant, sa vie par le bout du nez, jouant les règles d'un petit jeu qu'elle impose, disant "je ne dis pas oui, je ne dis pas non", s'étonnant qu'on ne l'embrasse pas après une rupture qu'elle a imposée, réclamant étreintes pour finalement repousser et prétendre qu'elle n'aime pas ça, reprochant à l'un ce qu'elle aime chez l'autre pour finalement penser l'inverse. Félicie, dans ce jeu narquois, qui crie, certes, un triste vide intérieur, n'est pas véritablement attachante, parfois même désagréable, ce qui donne au film, en plus de sa tristesse et de son mépris parfois, un ton cynique qui ne va pas toujours bien à Rohmer.
Original dans son œuvre, le film semble pressé, livrant parfois des successions saccadées de scènes, de transport et visites notamment, où tout semble rapide et précipité, un rythme dans lequel le cinéaste ne semble pas très à l'aise, souvent brouillon, retrouvant sa grâce dans de longues scènes de dialogues qui, dans ce film là, s'éternisent pourtant quelques fois (alors qu'elle font précisément le délice de ses autres œuvres)
En avouant finalement adapter librement le Conte D'Hiver de Shakespeare, Rohmer donne d'emblée la clef de son film, une réflexion sur le choix qu'il mêle, encore une fois, à une pensée pascalienne ; tout est vide puisqu'on refuse de choisir, pensant (avec une triste lucidité) qu'un choix est forcément douloureux et construit sur une erreur toujours possible ("Il n'y a pas de bon ou de mauvais choix, la question c'est que le choix ne se pose plus."). Les retournements de situation, les longues réflexions qui tournent pour mieux revenir au point de départ alourdissent l'ensemble, en plus des considérations philosophiques et religieuses parfois trop appuyées.
C'est finalement lorsqu'il est radicalement pascalien, donc, que Rohmer retrouve le sourire et le donne à ses personnages ; parier sur ce qui semble le plus impossible pour vivre dans l'espoir, prendre le risque de se tromper, car le jeu en vaut trop la chandelle, et finalement, peut-être, obtenir gain de cause, et se dire qu'on avait eu raison de croire en l'amour, et de le soutenir envers et contre tous.