« Mais sois ingénu
Comme cette brise
Qui souffle et te grise
D’un philtre inconnu. »


Lycée de banlieue parisienne : une grande jeune femme brune, l’air sérieux, tailleur pantalon, cheveux courts et allure décidée, se hâte vers sa voiture, dans le brouhaha d’un vendredi soir, précédée par le flot des élèves qui affluent vers la sortie.
À travers les vitres du véhicule, le paysage défile, monotone, égayé toutefois par les accords enjoués de la sonate N°5 de Beethoven, dite « du Printemps », qui ouvre le film.


Un immeuble parisien puis l’appartement que l’on découvre en même temps que Jeanne, qui, d’un coup d'oeil agacé, note le désordre des lieux : vêtements épars jetés çà et là, aux quatre coins de la pièce, table sale du petit déjeuner, draps roulés en boule dans le lit ouvert, fleurs fanées.
Mais sa brève velléité de rangement ne perdure pas et découragée elle renonce.


Juste le temps de saisir un gros sac de voyage, d’y jeter quelques affaires et la voilà repartie.
Quatre étages à grimper, elle peut enfin souffler, du moins le croit-elle, jusqu’à ce que sa cousine, flanquée de son petit ami, lui demande gentiment d’être hébergée quelques jours encore.


Jeanne, son air grave, son visage intelligent, jolie sans ostentation, si elle n’est pas particulièrement souriante, sait se montrer chaleureuse et sa cousine, tout à sa joie, ne s’y trompe pas, lui témoignant une vraie reconnaissance et la remerciant avec effusion.
Comment pourrait-elle se douter que Jeanne n’a nulle envie de dormir seule chez Matthieu, l’homme qui pourtant partage sa vie, absent toute la semaine et qu'elle se retrouve donc sans "chez soi"...


Qui, mieux que Rohmer, pouvait décrire ces circonstances de la vie où le hasard prélude à la magie de la rencontre, amicale ou amoureuse, qui mieux que lui pouvait nous faire partager ces moments de grâce où la parole coule et ne tarit point, où les propos se suivent et s’enchaînent comme si nous n’étions plus spectateurs mais acteurs de la scène qui se déroule sous nos yeux ?


Et c’est ainsi que nous retrouvons Jeanne, invitée par une ancienne amie de fac à une pendaison de crémaillère, un peu raide sur le canapé où elle est assise, posant un regard absent et vaguement ennuyé sur tous ces gens qu’elle ne connaît pas et qui l’indiffèrent.


Et soudain elle n’est plus seule : une petite nymphe, pas plus de 18 ans, à la chevelure mousseuse et ambrée, vêtue d’une jupette rouge, s’est installée près d’elle, sirotant une boisson et visiblement aussi étrangère que Jeanne à cette ambiance artificielle qui se veut conviviale et festive.


Le contraste entre les deux jeunes filles est flagrant mais Jeanne se prête avec bonne grâce au jeu des questions réponses que Natacha a initié avec une spontanéité et un naturel irrésistibles.
Et le courant passe, entre la jeune prof. de philo, franche et ouverte, chez qui domine la pensée, bientôt conquise par cette femme enfant qui se livre en toute sincérité :
"mes pensées, c’est plutôt des rêveries" avoue Natacha, si attachante quand elle parle de sa vie, de son père surtout, bel homme plein de charme, qu’elle adore : « Il a de beaux yeux. » – Moi, je n’ai que ceux de ma mère. –


Et de critiquer toutefois, avec des accents de femme éprise et jalouse, ce don Juan immature qui, « à 40 ans, vit comme s’il en avait 20 », ayant élu domicile chez sa très jeune maîtresse, une "rivale" que Natacha abhorre et qu’elle accuse de tous les maux.


Les deux jeunes femmes rentrent ensemble à Paris dans l’appartement de Natacha qui , en l’absence de son père, « jamais là », s’est offerte à héberger Jeanne, qui de son côté vient d’avouer à sa jeune amie qu’elle ne « savait pas où dormir ».


De considérations architecturales sur l’espace, en confidences plus intimes sur sa vie, avant de terminer au piano par le Chant de l’aube de Schumann, l'apprentie musicienne se laisse aller à une griserie de paroles, tant elle est en mal d’amie, esseulée, entre une mère qu’elle voit rarement mais aime sans se l’avouer et un père qu’elle admire mais voudrait tout à elle, mue aussi par le secret désir de régenter la vie amoureuse de son séduisant géniteur.


Et ce naturel plein de fraîcheur qui anime la jeune fille, ses élans spontanés et touchants, réchauffent Jeanne, l’aidant à se retrouver dans le dédale de ses pensées, de sa vie et de ses amours, consciente que chez Natacha tête et cœur ne sont pas cloisonnés et que la vie circule librement entre pensées et sentiments.
Jeanne va mettre ainsi le doigt sur son propre mal-être, prenant conscience que la philosophie a toujours constitué le rempart qui la protégeait de ses émotions mais l’en coupait aussi.


Conçu sous forme de tableaux, ce premier opus ouvre le bal des quatre saisons avec un film d’un charme et d’une finesse sans pareils, où l’on disserte sur le même ton mutin, d’intrigue, de désir ou de philosophie et à cet égard, la scène du repas à la maison de campagne, où Natacha a invité Jeanne avec son père et l’amie de ce dernier, est un modèle de mise en scène, y compris dans ses dialogues les plus anodins, au ciselage parfait.


Hasard d’une rencontre, insouciance du temps qui passe, jardinage ou « vraie philosophie » tout est abordé avec une spontanéité qui donne envie de partager ces moments simples de la vie que Rohmer nous restitue avec une belle authenticité.


« Le printemps, c’est un désir, un pur désir ! » et ce Conte, « en accordant presque autant d’importance au jeu des couleurs qu’aux jeux des sentiments » nous offre un sommet de l’art rohmérien saupoudré d’un zeste d’impertinence : intemporel, détonnant et délicieux.

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le 10 mai 2019

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Aurea

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