Les James Bond, à une ou deux exceptions près, n’ont jamais réussi qu’à m’ennuyer profondément. L’extrême faiblesse des arguments auxquels ils se réduisent finit généralement par user ma patience. Ce n’est pas le récent visionnage de Skyfall qui va y changer quoi que ce soit, je mets sur le compte de l’amour aveugle que portent certains de mes éclaireurs au personnage leur insensibilité à la pesante médiocrité qui se dégage de ces intrigues et de leur traitement, recyclés et refourgués ad nauseam. Il est donc urgent face à la vague promotionnelle en cours de découvrir ou redécouvrir "The black windmill", petit film fort méconnu qui s’impose de la façon la plus inattendue comme le parfait antidote à ce (très) mauvais cinéma dont Bond est le fatidique pourvoyeur.
Il faut dépasser l’introduction et laisser le temps au film de se mettre en route pour commencer à apprécier l’originalité d’un traitement dont on comprend à l’occasion d’une boutade qu’il se constitue explicitement en contre-pied du modèle bondien. Même point de départ, notre agent secret est convoqué par sa hiérarchie pour rendre compte de sa dernière mission. Cela permet d’exposer le sujet, d’en savoir plus sur la menace à laquelle il faut faire face et la mission confiée à l’agent secret (ici censé infiltrer un réseau de sabotage). La différence tient à des détails mais des plus importants. Un ton d’abord. Ici les personnages sont normaux, ils ne sont pas filmés comme s’ils constituaient l’unique relief d’un paysage désespérément plat. La caméra les suit, attentive aux regards, aux lieux dans lesquels ils se déplacent. Des lieux singuliers, très éloignés du fonctionnalisme sans âme des Bond, et qui suscitent l’attente et l’attention comme s’ils recelaient une part égale de normalité et de mystère. Normalité et mystère qui tiennent en grande part aux rapports qui les lient aux personnages. Sir Edward, l’équivalent de M., "procède" littéralement de l’imposant manoir où Tarrant (Michael Caine) est convoqué dans ce début de film. Difficile de trouver chez les personnages bondiens l’équivalent en termes d’appartenance, on les voit évoluer dans des espaces qu’ils précèdent comme s’ils n’étaient que des abstractions (ce qui est malheureusement le cas). Autre différence : la scène est bien écrite. Elle remplit ses fonctions sans empêcher le film de poursuivre sa progression (c’est pendant la réunion que Tarrant apprend au téléphone l’enlèvement de son fils). Hitchcock faisait une distinction entre vraisemblance et véracité. On peut toujours trouver des défauts à la vraisemblance, ça n’a aucune importance du moment que ce qui arrive révèle une certaine vérité des personnages. Là, on a les rapports entre Tarrant et son supérieur (Donald Pleasance), entre ce dernier et sa propre hiérarchie, une sorte de coïncidence contraire où l’intime advient dans la sphère de l’Etat et inversement (Tarrant reçoit un appel de sa femme en pleine réunion du MI6, cette réunion se tient dans un lieu domestique, la maison de Sir Edward), tout ça dans une même scène. Beaucoup de choses finalement, mais dans une construction où l’on ne saurait d’emblée percevoir les jeux de symétrie. Le spectateur est avec Tarrant, dont il est un peu l’observateur, le témoin de cette scène à 2 niveaux où l’arrière-plan fait soudain irruption au premier plan, mais il n’a pas encore la clé qui permet le passage de l’un à l’autre.
Le film oscille à partir de là entre film d’espionnage et thriller. Cet entre-deux est une véritable réussite. Siegel crée une continuité dans le passage d’un genre à l’autre grâce à son réalisme et son style nerveux, privilégiant l’action, à mille lieues du traitement putassier et débilitant qui caractérise les Bond. Côté film d’espionnage, on est ravi par ses petites touches descriptives, un rien goguenardes, toujours concises et précises. On voit le service dirigé par Pleasance situé à l’étage d’un bâtiment où l’on fait des ventes aux enchères. On découvre le bureau de Tarrant qui donne sur le vestiaire des femmes de chambre de l’hôtel. Celui de Pleasance, gardé par une Moneypenny d’avant-guerre. Le moindre détail est soigné, comme cette chemise où sont consignées les notes de service (et la clé du coffre aux diamants). On a aussi un équivalent de Q, en blouse de travail et casque aux oreilles. Celui-là ne fait pas son malin, il se contente de faire son boulot. On y croit. Comme on croit à la rivalité des agents rivaux du MI5, pas très finauds mais qui ont le mérite de s’en rendre compte. Côté thriller, rien à dire. Siegel est un spécialiste. Il se dépêtre excellemment des scènes conventionnelles (les demandes de rançon au téléphone, les scènes avec le gamin kidnappé). Il y a chez lui une espèce de dureté qui lui appartient en propre. Les scènes d’action, dont les plus réussies ont toujours un petit relent de sadisme (je pense à la fin). Mais d’autres aussi, comme celle où Delphine Seyrig - kidnappeuse d’enfant dont on saura par le titre de cette critique le sort qui lui est réservé… ou pas - et John Vernon se livrent à une machiavélique séance de photo dans la chambre de Tarrant. Le film prend aussi le temps de s’occuper de l’aspect humain en mettant en résonance la désorientation initiale (le coup de fil durant la réunion) avec la situation qui se crée entre Tarrant et sa femme. On retrouve cette sorte de rencontre des contraires, de coïncidence de mondes opposés, affaires d’Etat et affaires privées. Mrs Tarrant reproche à son espion de mari un choix de carrière qu’elle rend responsable de l'enlèvement de leur fils. Il lui rétorque que ce qu’elle déteste en lui pourrait bien être leur seul espoir de salut. La culpabilité du héros (le héros salopard) est un thème récurrent chez Siegel. C’est elle qui, contrairement aux films de vengeance bêtes et méchants, motive dans ses films les démarches auto-justicières.
Il est amusant de constater le tour hitchcockien que prend dans sa seconde moitié le film. Sur une trame qui évoque Les 39 marches et L’Homme qui en savait trop, Siegel boucle la boucle. Hitch a longtemps caressé l’idée de réaliser un James Bond. Siegel donne corps à cette idée en démarrant son film comme une version revue et corrigée du mythe de Ian Fleming et en le terminant là où Hitch a construit le sien (le final, sis dans le moulin noir du titre, se permet même de citer Foreign Correspondent). Siegel contourne avec une facilité déconcertante le risque de maladresse et de lourdeur qui pourrait résulter d’une entreprise si référentielle. Grâce à sa maîtrise, son sens du rythme, la place qu’il sait accorder aux personnages et aux acteurs (mention spéciale à ce porc de Pleasance), il livre un peu une copie parfaite, du moins peut-on la qualifier de telle en l’absence de réel équivalent dans le domaine concerné. Certes, "The black windmill" reste un petit film. Mais un petit film qui, si vous aimez le cinéma (et si vous n’êtes pas un marseillais réfractaire à Hitchcock), saura vous mettre en joie. Alors plutôt que de céder aux sirènes promotionnelles en vous précipitant devant un Spectre qui s’avérera immanquablement être une nième saloperie bondienne, offrez-vous le plutôt en dvd. Il vous coûtera probablement moins cher et vous n’aurez pas perdu votre temps.