Entre deux Parrains, vous prendrez bien une petite Palme d’Or ?
S’il est encore nécessaire de prouver que Coppola est un génie, ce film a tous les arguments pour convaincre. Loin du lyrisme classique et de l’épopée baroque des Parrains ou d’Apocalypse Now, ce film intime et obsessionnel est un sommet qui le montre à l’aise dans un registre totalement différent.
Sujet rêvé pour metteur en scène désireux de faire de son travail le sujet même du récit, la surveillance et l’espionnage sont traités ici avec une précision redoutable. Dès le plan-séquence initial, scrutant froidement une place publique pour en isoler progressivement les protagonistes triés par le spectateur dont on guide insidieusement le regard, le cinéaste pose les fondements esthétiques de son projet : l’observation méticuleuse et glaçante.
Mais la grande intelligence du scénario est de ne pas traiter directement du thème de l’image. Harry Caul est dans l’espionnage sonore, et propose une surveillance quasi invisible de ses sujets. Le film progresse d’ailleurs dans ce sens : du parc, où l’on voit le couple se déplacer, on aboutit à la chambre d’hôtel, murée, où l’on écoute dans une position grotesque, accroupi sous les toilettes… A la mise en scène visuelle répond la construction sonore, par les gros plans sur les machines, les bobines, les touches, la synchronisation des différentes bandes et la naissance progressive d’une conversation qui va obséder son auditeur.
Sorti en 1974, le film explore clairement les thèmes mis au jour par Blow up sur l’image, et influence à son tour le travail obsessionnel auquel s’adonnera Travolta dans Blow out, de De Palma.
La très grande intelligence de ce film réside dans le personnage principal, joué par Gene Hackman (qui parvient tout de même à jouer dans deux palmes d’or successives, L’épouvantail en 1973, et celui-ci l’année suivante !). Torturé, introverti, mystique, mutique, obsédé, il annonce le Travis Bickle de Taxi Driver, Palme d’or deux ans plus tard. Le prédateur d’information souhaiterait se transformer en héros, en sauveur d’un réel qu’il observe sans pouvoir l’infléchir. La paranoïa ascendante du film est d’une rare cohérence, et la façon dont le réel se dérobe progressivement profondément troublante, jusqu’au renoncement des seules valeurs qui lui restaient, lors du bris de la vierge supposément branchée à un mouchard. Progressivement happé par cette conversation, répétée jusqu’à la nausée, Caul est aussi une figure du spectateur séduit par les images et la formalité du discours. Car la grande leçon du film est son erreur de jugement, et la nôtre : fier d’avoir restitué la conversation, il s’est arrêté à sa première écoute, sans prendre en compte sa possible polysémie, aveuglé par une première lecture.
Cette acuité nécessaire, annoncée dans les erreurs commises avec ses collègues, par le stylo qu’on lui met dans la poche, par le vol des bandes d’une fille qui le séduit, parachève le démantèlement de l’individu qui jusque-là fonctionnait comme une machine efficace et blindée aux intrusions extérieures. Dans cette mise en scène clinique et de plus en plus muette à mesure que croît la méfiance du protagoniste, l’intimité terrible qu’est la sienne, forteresse de solitude, se craquelle ; les panoramiques balayant la pièce, le soin apporté au cadrage, l’intrusion des sons, comme les coups de téléphone, prennent une intensité à la limite du supportable, le tout souligné malignement par un motif de piano angoissant (qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler celui du générique de Homeland).
Descente aux enfers de l’expert trompé, le récit s’achève dans une destruction généralisée : de ses idéaux, de ses croyances, de son intimité, dans une séquence absolument passionnante où le personnage cherche les mouchards dans son appartement. Fusion entre le son qui le trahit et l’image invisible, le poussant à éplucher son intérieur comme un oignon, écho inversé et destructeur du début du film, cette lente et minutieuse construction de la conversation qui le conduira au gouffre béant de la folie muette.
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