On a souvent tendance à débattre quant à la paternité réelle de L’Etrange Noël de Mr Jack, dans lequel le rôle d’Henry Selick en tant que réalisateur a généralement été déprécié au profit de Tim Burton qui en était alors le producteur. 15 ans plus tard, la sortie de Coraline en 2009, aura permis de confirmer ceci : non, Henry Selick n'est pas qu’un simple exécutant. C’est un auteur véritable et sans doute un des meilleurs explorateurs actuels des mondes de l'enfance.
Film en stop-motion adapté du roman éponyme de Neil Gaiman, Coraline raconte l’histoire d’une pré-adolescente d’aujourd’hui, dont les parents ont peu de temps à lui consacrer. Explorant leur nouvelle maison, elle découvre un passage vers un monde parallèle où tout semble mieux si ce n’est que les habitants, doubles de ses parents et voisins, portent tous des boutons en guise d’yeux.
Coraline est un film marqué par de multiples influences tant picturales que narratives. Si l’image d’une jeune fille voyageant entre les mondes, qui plus est guidée par un chat qui parle peut évoquer Alice au Pays des Merveilles de Lewis Caroll, l’esprit général est davantage à rapprocher des frères Grimm ainsi que des mythes et légendes celtiques (1). On pourra également faire le rapprochement avec ce court-métrage de Paul Berry, Sandman tant pour l’esthétique expressionniste que sa dérangeante noirceur (2).
Dans sa Psychanalyse des Contes de fées, Bruno Bettelheim voyait dans les contes un moyen d’aider les enfants à donner un sens à leur existence. Avec Coraline, on a affaire à un conte pur et simple, narrant le parcours initiatique d’une jeune fille au seuil de l’adolescence luttant contre l’appel du néant.
Dès le début le film nous introduit dans le quotidien morne et grisâtre de la jeune héroïne, prenant le risque de nous faire partager le même ennui de cette dernière en consacrant de longues minutes à la découverte de cet univers insipide dominé par une mère autoritaire et un père falot (archétypes incontournables des contes de fées). Lassée de cette existence, Coraline se laisse tenter par ce monde de plaisir faciles et immédiats que lui propose son Autre-Mère. Un monde de jeux et de mets ragoutant où tout semble tourner autour de sa personne. Tout comme Hansel et Gretel face à la maison de pain d’épices, Coraline laisse ses désirs primitifs, le stade oral, se déchainer. Le tunnel que la jeune fille emprunte pour accéder à ce monde correspond au regressus ad uterum qui la ramène vers le premier stade paradisiaque où l’enfant vit en symbiose avec la mère se nourrissant directement d’elle.
Or ce désir de régression vers le stade oral, c’est bien connu, est voué à l’impasse, voir à la destruction, car si l’enfant se nourrit de la mère, l’inverse est aussi avéré. Au fil de ses péripéties, Coraline découvre que ce pays de Cocagne n’est qu’un piège, tissé comme une toile par une créature arachnéenne (l'araignée comme symbole de la mère trop possessive), un monde factice reposant sur un vide d’une blancheur immaculée comme pour la Matrice des Wachowski. Lorsque ce monde se désagrégera vers la fin, il révélera une sorte d’armature en fil de fer caractérisant l’image de synthèse (le wireframe). De là à voir une volonté de revanche de la stop-motion sur l’animation 3D ou globalement du matériel sur le virtuel, il n’y a qu’un pas.
Mais d’une façon plus générale le thème majeur de Coraline est bien la dénonciation de l’infantilisme généralisé : tout au long de ses pérégrinations dans le monde parallèle, Coraline s’enivre de jeux et de spectacles de cirque qui forment un piège visant son propre devenir factice. On n’est pas loin d’un discours debordien : « Le spectacle comme inversion concrète de la vie est le mouvement autonome du non-vivant ». (3) Venant d’un réalisateur que Disney aura régulièrement entravé lors de la conception de son James et la pêche géante le destinataire de la critique est vite trouvé.
Cette dénonciation du factice se retrouve également dans la mise en scène. Sorti la même année qu’Avatar, Coraline est un des films à ce jours utilisant la 3D avec le plus d’intelligence en cela qu'elle lui permet de jouer à fond sur la profondeur de champs. Sur les traces d’Orson Welles, Selick se sert en effet de la grande profondeur de champs pour créer un univers baroque truffé de détails et d’éléments confisquant par la même occasion le regard du spectateur, lui rendant difficile de retenir l’essentiel de ce foisonnement d’objets tout comme l’Autre-Mère cherche à accaparer le regard de Coraline.
La profondeur de champs, permets aussi l’isolement de Coraline. Dans nombre de plans cette dernière se trouve reléguée en second-plan, qu’elle soit vu de loin, en plongée, ou bien depuis des points dissimulés ou avec nombres d’éléments en amorce afin de présager le sentiment de menace et d’oppression pesant sur la jeune fille déjà prise au piège.
Ainsi tout le film repose sur l’avertissement lancé à l’enfance sur le danger d’être aliéné par des désirs trop faciles. Dès l’ouverture du film, le ton était donné. On y voit une poupée à l’effigie d’une fillette (ancienne victime de l’Autre-Mère), saisie par deux mains filandreuses et métalliques, puis dénudée, manipulée et remodelée à l’image de l’héroïne, le tout au son d’une entêtante berceuse héritière de la chanson de Robert Mitchum dans La Nuit du Chasseur (autre référence incontournable en termes de conte noir cinématographique) (4).
Coraline se rend compte de ce piège lorsque l’Autre-Mère lui propose de lui coudre des boutons sur les yeux ce qui signifie autant l’aveuglement que lui impose ce monde, que la dernière étape de sa désincarnation et de son devenir-objet. C'est le stade où les frontières entre réel et factices sont abolis et dont les enfants fantômes prisonniers sont le sinistre reflet.
C’est pour échapper à ce sort que la jeune fille devra dans le dernier acte faire preuve d’initiative et marquer son passage vers la maturité en secourant ses propres parents prisonniers de la sorcière. La quête sera achevée lorsque Coraline scellera le passage vers l’autre monde en jetant la clé dans le puits, soit le symbole maçonnique de l’ouverture sur l’inconscient et de la connaissance de soi.
Trésor d’inventivité, ne prenant pas de pincettes vis-à-vis des peurs et angoisses enfantines, Coraline est un film d’une rare intelligence prenant le parti de s’adresser à ses jeunes spectateurs d’égal à égal pour les questionner sur leurs désirs et fantasmes comme à des personnes responsables. Peu de films pour enfants font le pari de tant d’audace. Compte tenu de la rareté des réalisations de Selick, cette audace semble chère payée.
Notes
(1) https://www.youtube.com/watch?v=2Hz3QB31K_c&t=90s
(2) La Beldam, le nom donné à l’Autre-Mère, semble renvoyer à ce personnage du poème de John Keats La Belle Dame sans merci, une fée qui séduit un chevalier pour mieux le piéger et le tuer.
(3) La société du spectacle, Guy Debord (1974)
(4) Le compositeur Bruno Coulais a affirmé être grand admirateur de la musique de Walter Schumann dans le film de Charles Laughton