«Cosmopolis»: un film monde, exigeant mais passionnant

Attention, les personnes qui vont lire cet article et qui suivront ensuite notre conseil (c'est-à-dire aller voir «Cosmopolis») risquent de nous détester. Alors autant vous prévenir tout de suite: il ne s'agit pas d'un film facile. Adapté à la lettre d'un roman visionnaire et réputé inadaptable de Don DeLillo – qui pouvait déjà sembler abscons – «Cosmopolis» rebute, fascine, ennuie ou laisse admiratif. En un mot: il divise. Bien évidemment, on ne pourra pas vous forcer à l'aimer. Mais en vous proposant quelques pistes et clefs de lecture, on espère simplement vous le rendre moins obscur et vous persuader que, contrairement à ce qu'on a pu entendre ici et là, il ne s'agit pas de masturbation intellectuelle mais d'un voyage symbolique, métaphysique et terriblement contemporain au cœur du monde capitaliste.

A la lecture du synopsis, le film a l'air d'une simplicité enfantine: Eric Packer, un golden boy multimilliardaire, décide d'aller chez le coiffeur, à l'autre bout de Manhattan. Seulement voilà, la ville est mise à feu et à sang par des émeutes anticapitalistes – il faut savoir que le film a été tourné pendant l'occupation de Wall-Street par les Indignés que le roman de Don DeLillo avait de fait prédites – et la visite du président des États-Unis bloque la circulation. Il faudra donc une journée entière pour que la limousine du jeune homme parvienne à destination. Une journée pendant laquelle le monde de ce dernier va s'effondrer, la faute à une spéculation excessive sur le yuan. En dépit d'une menace inconnue mais «crédible» qui pèse sur lui, Packer s'obstine à poursuivre son voyage qui s'apparente de plus en plus à une pulsion de mort.

Là où ça se complique, c'est que le film adopte une narration qui évolue presque exclusivement au rythme des dialogues et non pas des événements. Alors forcément, l'approche déroute et ne manquera pas d'exaspérer les spectateurs qui s'attendaient à un récit classique – on ne compte plus les adolescentes venues admirer Robert Pattinson et que l'on a vues sortir de la salle au bout de quinze minutes –. Et pour cause: pendant plus d'une heure, différents interlocuteurs vont simplement rejoindre Packer dans sa limousine pour s'entretenir avec lui sur l'art, la finance, le sexe et la mort. Figures purement allégoriques, ces personnages finissent par transformer la limousine du golden boy en microcosme. Parfaitement isolé, le véhicule – métaphorique lui aussi – semble totalement déconnecté de la vie extérieure et des réalités du peuple ; en véritable cabine de pilotage réservée aux élites, il survole le monde moderne qui court à sa perte. En témoigne cette scène surréaliste où les émeutiers s'en prennent à la limousine sans que ses occupants ne bronchent d'un sourcil.

«Un rat devint l'unité d'échange»

C'est sur cette phrase, extraite d'un poème de Zbigniew Herbert, que s'ouvre «Cosmopolis», pour signifier toute l'absurdité du capitalisme. Le cœur du film est là. Eric Packer, qui a fait fortune en «inventant» une mesure temporelle infinitésimale (la nanoseconde, soit un milliardième de seconde) incarne l'absurdité d'un système qui est censé répondre à une logique mais qui s'avère finalement incontrôlable. Packer a beau faire corps avec ses écrans de contrôle ultramodernes, la réalité échappera toujours à sa conception du monde qui exclut l'asymétrie, l'imprévu. Ainsi, sa quête de pouvoir infini le mène à repousser les limites, de la spéculation comme de la vie, forcé qu'il est à toujours expérimenter plus, le meurtre étant «l'extension logique du business» selon ses propres dires. Peu à peu, la limousine se transforme en corbillard, précipitant Eric Packer et le monde qu'il représente vers son destin suicidaire.

Tout comme dans son film précédant – «A Dangerous Method», qui s'intéressait à la rencontre entre Sigmund Freud et Carl Jung et à la naissance de la psychanalyse –, Cronenberg retourne à ce qu'il considère comme l'essence du cinéma: des hommes qui parlent. Ce qui ne l'empêche pas de soigner sa mise en scène. Grâce à une variété sidérante de cadrages, le réalisateur réinvente à chaque seconde l'espace de la limousine à tel point qu'aucun plan ne se ressemble. Les idées fusent et les champs-contrechamps – composition la plus simpliste qui soit – gagnent une puissance et une tension inouïes. On ne comprend toujours pas comment le prix de la mise en scène (ou mieux) du dernier Festival de Cannes a pu lui échapper.

À la perfection de la réalisation s'ajoute une performance d'acteur phénoménale: celle de Robert Pattinson qui trouve ici son premier grand rôle. Présent dans absolument tous les plans, il bouffe littéralement l'écran et relève le défi de jouer l'injouable: l'insolence du système (soyez attentifs à sa manière de ne pas regarder ses interlocuteurs dès que ceux-ci lui sont socialement inférieurs). Il nous faut aussi saluer l'audacieux et impressionnant travail sur le son, qui termine de transformer cette limousine en monde dans le monde, en bulle autarcique. Sans oublier la magnifique et envoutante bande originale cosignée par Howard Shore et le groupe Metric.

Au final, «Cosmopolis» est le film que ce début de XXIe siècle attendait. Symptomatique d'un monde qui perd la notion de narration et qui cherche du sens dans l'abstrait – le très beau générique de fin sur fond de toiles de Rothko n'est pas innocent – , il en est le parfait témoin. Si vous n'y trouvez aucun sens, c'est essentiellement parce que le film se veut l'expression d'un système qui n'en a plus.

Après ses réflexions anticipées sur les médias interactifs («Vidéodrome») et sur les dérives de la science («Chromosome 3», «La Mouche»), Cronenberg prouve encore une fois qu'il fait partie des visionnaires qui posséderont toujours une longueur d'avance sur les débats de société. Notre seul regret : constater que peu de salles régionales ont osé prendre le risque de programmer cet immense film.
Cygurd
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le 14 juin 2012

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