Dans Crash, Cronenberg magnifiait un roman mécanique et froid, rendant charnelle la sexualité hors norme de ses personnages. On espérait qu'il en fût de même pour Cosmopolis. Si le dernier film du canadien n'atteint pas le niveau de son chef d'œuvre métallique, il s'inscrit sans complexe dans une œuvre riche et profonde, qui n'a de cesse de fourailler l'Homme au scalpel.

Profondément littéraire et intellectuel, le roman de Don DeLillo séduit autant qu'il agace. L'écriture est belle, le sujet intéressant (à défaut d'être précurseur : les racines du mal qui nous ronge aujourd'hui - crédit, propriété, réussite - datent des années 50), mais la longueur et le verbiage de ses dialogues le rendent très vite ennuyeux. Il tombe facilement des mains, et si la fulgurance des cinquante dernières pages nous éblouit, on peine à les atteindre.

Le film de Cronenberg doit se voir et se lire comme une œuvre abstraite. Ici, il n'est pas question de réalité. Vaisseau spacial hors du temps, d'une laideur édifiante, la limousine de Packer glisse dans une ville où tout arrive, menaces de mort, manifestations, funérailles. Son occupant, cherchant sa propre mort tout en se faisant palper la prostate et discutant finance, tout à la fois quelqu'un et personne, pauvre type et puissant de ce monde, aussi blasé que curieux, apparaît à la fois comme témoin et acteur d'un temps où tout se dérègle alors qu'on visait sa maîtrise.

Il ne faut pas chercher à comprendre les dialogues. Il ne faut même pas les écouter. Chaque personnage, archétypal et symbolique, ne vaut que par ce qu'il représente. Théâtre d'ombres, mise en scène de l'absurde, juxtaposition d'ambiances et d'humeurs, Cosmopolis se déroule et coule, à l'image de ses deux génériques, jeu de couleurs, de tâches, de lignes, tout au long d'un récit qui n'en est pas un. Ainsi, remportant le pari d'une adaptation impossible, Cronenberg a-t-il réussi à transformer un roman brillant, mais ennuyeux, en un film trouble et sensitif, dominé par l'ambiance qu'il distille et non par le message primaire qu'on voudrait qu'il délivre.

Saluons une fois de plus la musique d'Howard Shore, qui accompagne ici à merveille les images souvent larges, quelquefois amples mais toujours fermées, d'une mise en scène comme toujours maîtrisée. Saluons également un Robert Pattison particulièrement convaincant et des seconds rôles talentueux (Kevin Durand, Paul Giamatti, Mathieu Amalric).

Alors évidemment, ce n'est pas la rigolade. Ce n'est pas épique ni bouleversant. C'est un peu déroutant, c'est assez moderne, un peu comme un film underground des années 60-70. On peut s'agacer ou s'ennuyer. Gageons cependant que Cosmopolis sera, dans quelques décennies, non pas une œuvre phare, mais quelque-chose comme un miroir assez fidèle des années qui sont les nôtres, à l'heure où les peurs et les inquiétudes remettent en cause les modèles imposés.
pierreAfeu
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le 12 juil. 2012

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pierreAfeu

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