Si Woody Allen, ex-auteur célébré et adoré par tous, est maintenant définitivement « cancelled » aux USA du fait des soupçons de déviance sexuelle créés par les accusations d’une partie de sa famille (une sale affaire, sans aucun doute, même si la Justice US n’a pas réussi à trancher sur le sujet), le débat fait rage en France – un pays que l’on peut difficilement accuser d’avoir sombré dans les travers du « wokisme » exagéré – quant au fait d’aller voir ou non ses films. Si c’est là une question – la séparation ou non entre l’homme (ou la femme) et son œuvre artistique – passionnante, nombreux sont les cinéphiles qui semblent avoir décidé de toute manière que cette œuvre artistique ne valait plus un kopeck. La volée de bois vert que reçoit Coup de Chance, le dernier (sans doute dans tous les sens du terme) film de Woody, tourné en France, mais aussi pour la première fois en langue française, est d’une telle violence qu’il nous semblait nécessaire d’aller vérifier si le film souffrait des dégâts de la vieillesse et du gâtisme…
A partir d’un sujet assez proche de celui de Match Point – l’un des derniers vrais « grands Woody Allen » -, tournant autour d’une infidélité qui mettra en branle un mécanisme destructeur, dans lequel le hasard (la fameuse « chance » du titre) interviendra de manière étonnante, Woody Allen nous offre deux films en un. Le premier, ou la première moitié de Coup de Chance, piétine les platebandes d’Eric Rohmer (ou pour ceux qui ont la cinéphilie amnésique, d’Emmanuel Mouret) sans en avoir malheureusement la grâce : Allen ressent une fascination un peu trop forte pour le luxe et la volupté parisiennes pour nous épargner des clichés assez antipathiques sur la Ville Lumière et ses riches bourgeois. Il se révèle surtout maladroit quand il s’agit de filmer des personnages qui ne font que parler (alors qu’il excellait jadis dans l’exercice). Sa caméra bouge exagérément, souvent hors de propos, comme s’il ne trouvait jamais la bonne place, la bonne distance pour regarder et écouter ses personnages.
Plus grave sans doute encore, ses dialogues – en français, une langue qu’il ne maîtrise pas – manquent de leur habituelle vivacité : dans Coup de Grâce, l’humour pointe aux abonnés absents, et c’est évidemment dommage. Probablement à peine dirigés, les acteurs font ce qu’ils peuvent : Lou de Laâge est parfaite, comme une sorte de version contemporaine de la Jeanne Moreau des sixties, et Valérie Lemercier tire aussi son épingle du jeu, dans un rôle qui gagne en épaisseur au fur et à mesure que le film avance. A l’inverse, Niels Schneider est visiblement largué, bataillant avec son texte, tandis que Melvil Poupaud est trop respectueux de son personnage de mari toxique, qui aurait gagné à être un tantinet surjoué. Bref, le plaisir est mitigé, et on rêvasse gentiment à ce que Rohmer, justement, aurait su faire de ce triangle amoureux.
C’est lorsqu’à mi-course, Coup de Chance passe enfin en mode thriller ludique, avec détective privé truffaldien, assassins est-européens à la Godard, et tout le toutim, que le plaisir revient : Allen déploie un joli mélange de cruauté sans scrupule et d’absurdité légère, et il faut être de mauvaise fois pour ne pas savourer – surtout si l’on se dit que c’est la dernière fois – cette jolie dragée au poivre, jusqu’à sa savoureuse conclusion pour le moins perchée.
On sort de Coup de Chance un sourire aux lèvres, en se disant que si le film aurait pu être meilleur, il aurait aussi pu être bien pire. Ce n’est peut-être pas l’épitaphe dont Woody Allen aurait rêvé à propos de sa (possiblement) derrière œuvre, mais au moins il aura gardé jusqu’au bout sa science du divertissement décalé. Il ne reste plus qu’à attendre maintenant que la poussière retombe sur les anathèmes au goût du jour, et on pourra retourner célébrer les chefs d’œuvre que sont Annie Hall, Manhattan, Crimes et Délits, Maris et Femmes, Une Autre Femme, et pas mal d’autres de ses films.
[Critique écrite en 2023]
https://www.benzinemag.net/2023/10/03/coup-de-chance-de-woody-allen-balle-de-match/