La chaleur de la chair, la froideur de la mécanique

La voiture n’est pas seulement une mythologie barthésienne. Elle incarne le mouvement et le voyage, deux attributs qu’on pourrait tout aussi bien accoler au cinéma. D’une certaine manière, Crash opère une jonction continue entre l’automobile et le septième art. Le film possède ainsi son metteur en scène diégétique, Vaughan. Ce dernier dirige devant des spectateurs conquis des reproductions d’accidents mythiques. Ses scénarios, ce sont les crashs de James Dean ou Jayne Mansfield. L’accessoire qui lui est indissociable, c’est une Lincoln noire chargée de symboles, puisqu’elle est similaire à celle dans laquelle fut assassiné John Kennedy. Ses storyboards, il les dessine à même le corps des fétichistes-cascadeurs qu’il a castés. On retrouve là une vieille passion de David Cronenberg : le body horror, mais aussi l’alliage de la biologie et de la technologie. Crash n’est qu’un va-et-vient incessant, de la première à la dernière scène, entre la chaleur de la chair et la froideur de la mécanique. Dès l’ouverture, une femme sculpturale et dénudée se voit maintenue entre le fuselage d’un avion et le corps de son amant. Quelques instants plus tard, avec d’autres protagonistes et nonobstant quelques variations mineures, les mêmes postures charnelles se reproduisent sur les lieux d’un tournage cinématographique. Le projet de Vaughan n’inclut-il pas d’ailleurs le « remodelage du corps humain par la technologie moderne » ? La Mouche immortalisait des transformations organiques glaçantes, Vidéodrome des cassettes vidéo sorties d’une plaie abdominale, Scanners des boîtes crâniennes explosées. Dans Crash, la caméra de David Cronenberg s’attarde sur les blessures et meurtrissures corporelles (tous les protagonistes y passent), sur des appareils médicaux externes et même, dans un climax horrifique, sur du cuir chevelu arraché et solidement fixé à l’habitacle d’une voiture.


Crash est un film qui ne se raconte pas. David Cronenberg lui-même, pourtant célèbre pour ses propositions organo-horrifiques, trouvait excessif et dérangeant le roman originel de James Graham Ballard. Hypnotique, inconfortable, filmé avec une élégance discrète, bercé par les ritournelles d’Howard Shore, Crash pourrait être qualifié d’expérience en ce sens qu’il trouble les repères usuels du public. La voiture y est certes mise en scène de manière classique, mais elle est invariablement associée au sexe, à la dégradation (matérielle ou corporelle) et, in fine, à la mort. Comme dans le Christine de John Carpenter, elle n’est que désirs, pulsions, expression ultime du « ça » freudien. Elle demeure un objet de fantasme et de consommation, mais elle en supporte une lecture déviante. Catherine, engagée dans un mariage libre avec James, imagine ainsi la Lincoln de Vaughan comme un baisodrome sur roues empestant le sperme. Le docteur Remington confesse ne se livrer à ses liaisons que sur la banquette arrière d’une voiture. La tôle froissée apparaît tellement aphrodisiaque qu’un groupe de fétichistes s’adonne à la masturbation collective devant des vidéos… de crash-tests. Même quand une relation charnelle est engagée dans une station de lavage (très belle séquence au demeurant), les brosses caressant la carrosserie et les projections de produits nettoyants s’appréhendent comme des allusions sexuelles limpides. L’expression « psychopathologie complaisante » est employée à bon escient dans le film. Si David Cronenberg trouble son public – la Croisette cria au scandale à l’époque –, ce n’est pas en raison de quelconques velléités pornographiques, mais plutôt en recourant à un substrat volontiers malsain et expurgé de tout jugement. Même quand les protagonistes s’arrêtent sur les lieux d’un carambolage pour prendre insouciamment quelques clichés, personne, parmi les secouristes, n’y trouve rien à redire. Au contraire, les lumières bleues ou rouges, la fumée, les courts panoramiques et la photographie soignée de Peter Suschitzky rendent la séquence très sensorielle. Au fond, Crash n’est rien d’autre qu’une mécanique bien rodée, ardente dans sa représentation libre du sexe, glaciale quand cette dernière se superpose aux affres des accidents routiers. On n’en attendait certainement pas moins de David Cronenberg.


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le 24 oct. 2020

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