Alors oui, bien sûr, pendant 121 minutes le long métrage surpassera les attentes de l’Office du Tourisme de Singapour. Alors que l’île fut un carrefour de plusieurs peuples, cultures & coutumes, voir Singapour résumé à son hyper hyper centre & à son opulence détonnent. Sus à l’angle "il aurait été plus équilibré de montrer la face sombre de l’île". Le simple fait de s’éloigner de quelques blocs voire quelques kilomètres aurait suffi pour démontrer son caractère multiple & riche.
Néanmoins, passé cette facilité esthétique & quelque peu réductrice, Crazy Rich Asians a pourtant des grilles de lecture assez savoureuses. En premier lieu & de manière ostentatoire il y a cette soif inextinguible d’étaler sa réussite & sa richesse. Soit un levier habituel & une source infinie pour alimenter une comédie. Too much pourrait penser certains, de mauvais goût pour d’autres. L’expression & la réponse d’une majeure partie de la population aux multiples humiliations vous répondrait les locaux. Le début du film illustre parfaitement ce ressenti : à la résilience se succède donc le succès & donc la démonstration de cette réussite. Manichéen ? Annexé par le Japon, à quelques encablures du voisin malaisien, scruter depuis toujours par le voisin chinois, Singapour a pourtant connu une deuxième moitié de XXème siècle terrible. Famine, privation. Faire le dos rond donc avant de devenir ce fameux Dragon du Sud-Est. Bien sûr il ne s’agit pas d’apprécier l’opportunité ou non d’une telle réponse. Après tout, Singapour "vit" ce que l’Occident (au sens large) a vécu il y a de cela 200-300 ans : soit un eldorado, une terre hostile devenue une sorte de Monopoly à taille humaine. Mais le tout dans un contexte d’hyper-concurrence, de dérégulation & de cynisme.
A ce titre, le succès US de ce film en devient presque surprenant. Crazy Rich Asians n’est pourtant pas Le Mariage à la Grecque des années 2010 ou une sorte de Qu’est-ce-qu’on a fait au Bon Dieu ? sauce asiatico-américaine. Vous pensez assister à cette resucée américaine qui rigole de ses minorités ? Vous pensez visionner une comédie où des asiatiques se moqueront d’eux-mêmes (& en auront le droit car ils sont issus de cette communauté) ? NON ! Au nom donc de cette réussite, parce qu’ils sont devenus plus qu’influents dans des domaines stratégiques (la désalinisation des mer/eaux usées…c’est eux !), Singapour bombe le torse. Par la dépense oui, par une sorte de course au narcissisme effrénée oui. & en se moquant ouvertement des "Américains qui ont faim !".
Cependant, & comme l’aime si bien à le rappeler les descriptions de tour opérateur au moment d’évoquer un pays asiatique, cette modernité doit s’accommoder de la tradition & sa perpétuation. Là aussi, il faut y voir une résurgence de faits historiques passés : considéré comme un vulgaire carrefour de passage des troupes nippones lors de la 2ème GM, Singapour en est ressorti esseulé. Pas d’alliés donc (que des ennemis serait-on tentés d’en conclure) & que des partenaires économiques potentiels. Des pays avec qui il faudra conclure des alliances économiques, militaires pour acquérir/vendre son savoir-faire. De facto, Crazy Rich Asians met en exergue le point cardinal crucial de la culture singapourienne, la famille en l’occurrence. Comme le montre la galerie de personnages, les cousins sont aussi les amis & la famille est le centre névralgique. Népotisme, favoritisme, dérive…oui mais sous le sacro-saint regard bienveillant des aînés. Bien sûr Nick Young aurait pu illustrer ce tiraillement entre reproduction sociale et soif d’émancipation. C’est cependant plus le personnage d’Astrid qui symbolise au mieux ce qu’est être un Crazy Rich en Asie du Sud-Est. Soit cette facilité déconcertante à dépenser & à dégoter tantôt des valeurs sûres tantôt des pièces synonymes de démesure. Mais c’est aussi devoir dissimuler ce goût prononcé car marié à un "inférieur". Cette union résultant d’une lutte de tous les instants, c’est bien ce qu’on montre au reste de la famille qui importe. & tant pis s’il ne s’agit que de façade, de faux-semblants. C’est devoir aussi subir son statut d’héritière…alors que l’on est une femme. Aider sans favoriser, endosser les rôles d’épouse, conseillère sans verser dans le maternalisme de mauvais aloi.
Car ne nous y trompons pas, la réussite n’est pas monolithique pour la famille Young. Elle est basée sur la figure paternelle (pourtant bien absente dans le film) mais repose dans les faits sur la femme, la belle-mère, la grand-mère, la mère bref via une clé de voûte féminine. A ce titre, Crazy Rich Asians offre des rôles succulents aux femmes. Au-delà du caractère, des punchlines, il y a aussi leurs histoires. Et très souvent, cela se résume à s’effacer pour pouvoir offrir le meilleur à ses enfants. Que ça soit par la voie de l’immigration aux Etats-Unis (comme la maman de Rachel), que ça soit par l’abandon d’études supérieures pourtant entamées (comme la maman de Nick), cet effacement se traduit par un contrôle des faits & gestes de la famille par une femme & donc jusqu’à la gestion de l’empire immobilier Young. Des fréquentations en passant par l’organisation du mariage, tout passe au tamis de la famille mais plus particulièrement de la grand-mère et/ou de la mère. On se gardera bien de chausser nos besicles d’occidentaux pour déprécier/défendre une telle organisation familiale. Crazy Rich Asians en dresse le constat implacable avec ce que cela incombe en obligations, rivalités, hypocrisies, quiproquos…soit, en un sens, la définition d’une famille.
Jadis cantonné aux films d’actions, d’arts martiaux, loué pour son excellence en matière d’animation, le cinéma asiatique a su s’internationaliser en pourvoyant des blockbusters récents en seconds rôles délurés & atypique (jusqu'à plus soif & la caricature). Crazy Rich Asians semble amorcer un nouveau virage : celui de la mise en valeur de la réussite économique (insolente ?) de l’Asie du Sud-Est & donc de la mise en lumière de ses habitants. Par le prisme de la comédie, Crazy Rich Asians distille un regard acide sur le prix de la réussite en Asie du Sud-Est, tourne en ridicule la classe huppée singapourienne pour mieux railler le mirage de l’American Dream. & s’il apparaît précoce de conclure à une soumission subie voire volontaire des femmes, Crazy Rich Asians y apporte une nuance de taille : derrière ces liens biologiques, derrière ce sens certain de l’hospitalité se cache très souvent une femme. Et c’est cette dernière qui administre, caste & veille au bon équilibre familial. Placide, implacable, stratège, elle veille donc à la bonne marche de la famille…& de l’empire familial !