De nos jours tout augmente, même la réalité !

Nous sommes à Brooklyn dans un futur proche. David, cadre dynamique aux airs de hipster (joué par le réalisateur lui-même), travaille dans une prestigieuse agence de pub et se voit confié, avec quelques collègues, la promotion d’un nouvel instrument appelé à révolutionner la vie quotidienne : les lunettes Augmenta, qui permettent, au moyen d’une commande intégrée dans la paume de la main de l’utilisateur, d’accéder à une véritable expérience de « réalité augmentée », le réel (ou plutôt sa perception visuelle) pouvant alors s’agencer un peu comme le contenu d’un ordinateur. Une sorte de version très sophistiquée des Google Glass, livrée avec un design et un package qui fait furieusement penser à un produit Apple. Afin de lancer ce produit sur le marché avec les meilleures chances de succès, David engage Reggie, un artiste-performer afro-américain qui se présente à la fois comme chanteur, humoriste et philosophe…


Le publicitaire vit avec sa petite amie Juliette dans un appartement élégant et aseptisé aux grandes baies vitrées et sort régulièrement avec son meilleur ami Wim, photographe de mode libidineux qui enchaîne les aventures sexuelles et prend systématiquement des clichés de ses ébats pour en faire profiter ses amis. Wim est pourtant fiancé à Sophie, une jeune femme en recherche d’emploi dont David a le malheur de s’éprendre au cours du récit. Afin de trouver les meilleures idées pour le lancement du produit, David teste pendant plusieurs jours une paire de lunettes Augmenta. Après quelques expériences diverses, il se concentre vite sur un seul et unique usage de cette technologie immersive : utiliser les images de Sophie captées par les lunettes pour donner corps à son fantasme, créant un personnage virtuel qu’il est le seul à voir et avec qui il couche (pour autant qu’on puisse coucher avec une simple vision immatérielle). Avec la vraie Sophie, il entretient une brève amourette, juste le temps d’un jeu de séduction qui n’ira jamais jusqu’à la rencontre charnelle – d’où le recours au virtuel. Pendant ce temps, Juliette, qui enseigne le yoga, se fait évincer par un autre enseignant, Govindas, surnommé le « serviteur de l’amour », un barbu aux allures de gourou avec qui elle aura une aventure. Bref, dans ce film, les couples vont mal, l’infidélité est la norme, les travailleurs du tertiaire sombrent dans la pharmacodépendance pour tenir le coup et la technologie est tout sauf un moyen d’émancipation.


Avec Creative Control, nous sommes plus proches d’une certaine vision de la modernité urbaine vue par les classes supérieures que de la science-fiction véritable. Le cinéaste nous fait voir quelques fois la « réalité augmentée » par les yeux – ou plutôt les lunettes – du héros et fait de temps à autre apparaître sur l’écran les textos que s’envoient les personnages (une scène stressante nous plonge d’ailleurs dans l’enfer du multitask lié à notre statut d’omni-connectés), mais la plupart du temps il préfère se concentrer sur le monde matériel, fût-il très éthéré, celui des grandes surfaces blanches des murs, des immenses fenêtres, des moniteurs transparents et extra-plats dans les bureaux open space de l’agence, de cette géométrie propre et désincarnée servie par un beau noir et blanc qui fait intervenir à plusieurs reprises des contrastes très nets dans la composition des plans. Paradoxe éloquent : le seul élément en couleur du film est l’avatar numérique de Sophie, comme si l’image virtuelle avait fini par prendre plus de réalité que l’environnement quotidien. Une scène nous la montre, presque fantomatique, gravir l’escalier en spirale de la chambre d’hôtel où la vraie Sophie a rendez-vous avec David (et où elle ne viendra pas), figurine rose chair dans un décor glacé.


Le film est parsemé de références à Kubrick, depuis la musique (on y trouve les thèmes classiques des bandes originales d’Orange mécanique et de Barry Lindon) jusqu’à des notations anecdotiques, comme ce tapis qui reprend les motifs de ceux des corridors de l’hôtel Overlook de Shining, faisant rouler un objet aux pieds du personnage avec la même symétrie que dans la fameuse scène avec le petit Dany. Dans ce futur pas si lointain où les médicaments se fument comme des cigarettes électroniques et où on arrache les bras d’enfants congolais exploités dans les mines de coltan (un minerai nécessaire à la fabrication des lunettes Augmenta), la classe des communicants se défonce aux amphétamines – on remarque, au cours du film, un crescendo dans l’état physique et mental de David, de plus en plus épuisé et shooté à divers produits – et flatte son narcissisme en plaçant des compliments dans la bouche de femmes sans âme et sans chair, poupées gonflables numériques aussi impalpables qu’incapables d’amour. A la fin du film, David et Juliette se retrouvent et se réconcilient, prêts à former à nouveau un couple et rêvant (juste quelques minutes, le temps qu’un coup de téléphone les ramène aux contingences de leur quotidien) de partir s’installer à la campagne, sans connexion internet, pour s’adonner à des activités manuelles. Là où la « réalité augmentée » par les lunettes semble avoir été pour David un échec, elle paraît, par le biais du yoga et d’une sorte d’expérience tantrique réalisée avec Govindas, avoir été une libération pour Juliette, qui a elle aussi modifié sa perception du réel mais sans l’entremise d’aucun moyen technologique. Il n’est donc pas interdit de voir dans Creative Control une morale un peu rousseauiste, teintée d’idéalisme anti-moderne, illustrée également par la disparition de Reggie, l’artiste ultra-connecté, qui explique sur son répondeur téléphonique qu’il est parti vivre trois mois dans une hutte et qu’il sera injoignable durant tout ce temps-là… Et si notre réalité, au lieu d’augmenter, avait diminué ?

David_L_Epée
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le 12 juil. 2016

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