Heaven & Hell
Nous sommes en 1994, Peter Jackson n'a pas encore conquis Hollywood avec ses adaptations de Tolkien et sort de deux films gores et un de marionnette dans sa Nouvelle-Zélande natale, lorsqu'il va se...
le 9 déc. 2017
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Pour sa quatrième réalisation, Peter Jackson (toujours en collaboration avec Fran Walsh au scénario) opère un drôle de virage. Pas si drôle que ça d’ailleurs, puisqu’il met en scène un fait divers particulièrement sordide prenant place dans la Nouvelle-Zélande de 1954. Cependant, la tragédie contée n’occupe que quelques secondes au début et quelques minutes à la fin. L’intérêt de l’ensemble étant avant tout porté sur l’histoire des coupables d’un meurtre particulièrement violent : deux jeunes filles de quinze ans.
Peter Jackson reste ainsi dans les 50’s, après son colossale « Braindead », qui se présente comme une fin de cycle pour le cinéaste, qui à l’intelligence de ne pas poursuivre sur la même voie, afin de se réinventer. L’opération apparaît radicale, puisque le gore dont il s’était fait une spécialité depuis « Bad Taste » disparaît. En revanche, la romance introduite furtivement dans son cinéma avec « Meet the Feebles » devient ici l’axe principal d’un récit imaginatif, des plus palpitants.
L’histoire s’intéresse à Pauline et Juliet, deux adolescentes que tout oppose. La seconde, est la fille d’un grand scientifique, directeur de faculté, venue d’Angleterre, elle fréquente la haute société, et partage son quotidien entre sa maison à la ville et une villa sur le littoral. En revanche, Pauline, réservée et solitaire, est issue d’un milieu prolétaire. Elle ne possède pas d’amis, et se réfugie dans la musique et sa passion pour un chanteur italien qu’elle vénère. Une admiration qu’elle partage avec Juliet, son opposée sociable et espiègle.
Le corps principal du film se concentre ainsi sur la relation entre Pauline et Juliet, et toute l’ambiguïté qui va avec. Leur fusion s’avère extrême, au point que les deux jeunes filles s’isolent peu à peu dans un monde fantasmagorique dont elles créées de toute pièce une véritable mythologie. Ce refuge imaginaire, que met en scène un Peter Jackson inspiré, se compose d’un décor fantaisiste où les personnages sont constitués d’argile. Puis cette amitié devient passion, et au métrage de se montrer sensible à une thématique qui en 1994 demeure encore peu présente dans le cinéma mainstream : l’homosexualité féminine.
Abordé de manière pudique, le propos central ne tourne pas tant autour de l’homosexualité, que de l’intense affection qui se créée et unit Pauline à Juliet. Finalement, « Heavenly Creatures » ne constitue rien d’autre qu’une romance entre deux êtres, forte d’un atypisme dont elle tire toute sa force évocatrice. Que ce soit dans les jeux de regard, les rires qu’elles partagent, les délires qu’elles seules voient et apprécient, le sens du toucher et le mélange des corps qui les entraine vers une osmose totale, le métrage propose une véritable histoire d’amour. Le hic, c’est qu’elle se produit dans les années 1950, à une époque où l’homosexualité est encore reconnue cliniquement comme une maladie mentale et une déviance psychologique. Cela entraine ainsi inexorablement Pauline et Juliet vers un drame dont elles ne veulent pas, puisque tout ce qu’elles désirent, c’est être ensemble et partir à Hollywood pour explorer leur univers imaginaire.
Si dans un premier temps le choix de l’histoire semble étrange, venant d’un cinéaste habitué à proposer un cinéma trash et gore, elle apparaît en fait totalement cohérente. Ses trois premières productions étaient l’expression d’une imagination débordante, celle d’un artiste possédant une cervelle en ébullition et un sens inné poir l’outrance maîtrisée. La maturité dont fait preuve Peter Jackson sur cette production force le respect, et permet de revaloriser encore un peu plus ses trois précédents films. Dès lors, ils n’apparaissent plus tellement comme la résultante d’une vision de sale gosse en quête de fun, mais tel le parcours génial d’un artiste qui s’accomplit progressivement au fur et à mesure de ses œuvres. Autodidacte, Peter Jackson puise dans son expérience personnelle pour tirer le meilleur de son cinéma.
Si « Heavenly Creatures » fonctionne si bien, c’est aussi parce que l’imagination débordante des jeunes filles n’est pas sans rappeler celle du réalisateur. Ce dernier propose en ce sens des séquences hallucinées, en jouant habilement avec la frontière fragile entre l’onirisme et l’horreur. Faisant preuve d’une inventivité folle, peu surprenante de la part de l’esprit malade nous ayant servi « Braindead », le récit oscille sans cesse entre une forme de songe innocent et candide et un réalisme terrien déprimant. Face à une vie peu fascinante et sans promesse, les deux jeunes filles cherchent simplement un refuge afin de se protéger et s’épanouir. La connexion intellectuelle et créative entre elles leur permet de façonner un monde, dans lequel elles peuvent vivre en toute sécurité et selon leurs conditioms.
Délaissé par un père absent, beaucoup trop concentré sur ses études, et une mère abandonnée, Juliet, malade de la tuberculose, est finalement très seule. Si Pauline ne voit pas la chaleur présente dans son foyer, avec un père aimant et une mère qui fait ce qu’elle peut, elle souffre également d’une condition solitaire. Mal dans leurs peaux, elles recherchent un refuge et leur rencontre se présente comme une aubaine. Malheureusement, ce qui les attend au bout du chemin, face à la cruauté d’une existence qu’elles ne maîtrisent pas, c’est la tragédie. Le métrage est ce qu’il est, même si dans sa forme il propose une expérience réflexive sur l’amour pur entre deux êtres, dans le fond c’est bel et bien une tragédie.
Le film tire également sa force d’une expression du grotesque, hérité des précédents travaux du cinéaste, qui lui confère une tonalité unique et un caractère singulier. Il s’y entremêle un réalisme et une extravagance, solidement mis en scène, mais aussi parfaitement orchestrés par une écriture riche et passionnante. L’apport de Fran Walsh dans l’œuvre de Peter Jackson s’avère indéniable, tellement le duo opère des miracles depuis « Meet the Feebles ». Si l’héritage punk de Walsh apparaît moins flagrant ici, il figure tout de même dans un sous texte nihiliste, porté par l’aventure absurde de ces deux jeunes filles. Dans un autre monde, en un autre temps, elles auraient pu vivre leur passion sans provoquer l’ire de leur entourage, produit de leur temps, et celui d’une machine conservatrice difforme en fin de cycle. De là, l’œuvre oppose une forme d’irrévérence envers la société en mutation des 90’s.
Virtuose, « Heavenly Creatures » l’est sur de nombreux points, et le fait qu’il soit proposé par un réalisateur jusque là habitué à des délires funement gores et complètement débiles, en fait une œuvre d’autant plus fascinante. Le film marque également la première apparition au cinéma de Kate Winslet et Melanie Linskey, qui partageront toutes les deux une romance cinématographique avec Leonardo DiCaprio (« Titanic » et « Revolutionary Road » pour Kate Winslet et l’exceptionnel « Don’t Look Up » pour Melanie Linskey). Cela peut paraître un détail anodin, mais il permet d’ancrer « Heavenly Creatures », un drame néo-zélandais, dans le macrocosme du cinéma mondial.
Voilà encore là un tour de force de la part de Peter Jackson. Il est parvenu à sortir de son île située aux antipodes, par le biais de son talent unique et sa capacité à conter une histoire par un langage cinématographique bien trop rare. Si nombre de cinéastes ont émergé comme lui d’un cinéma amateur sans le sou (Sam Raimi en tête), peu l’ont accompli hors des États-Unis. Cela vient renforcer le particularisme artistique du natif de Pukerua Bay, et de son association étincelante avec Fran Walsh, qui a contribué à repousser encore un peu plus les limites de son cinéma.
Et le plus beau dans tout ça, c’’est que ce n’est que le début…
-Stork_
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Créée
le 5 janv. 2022
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