J'avoue que je ne sais pas par où commencer. Je sais très exactement quoi dire sur ce film, mais j'ai peur d'être impossible à suivre. Parce qu'il est évident que Tripod, le personnage/narrateur du film, ne doit pas être cru. Non pas qu'il mente. Il est simplement désorienté. Perdu. Il le dit lui-même. Coupé des autres, dont il ne comprend jamais les intentions, auxquels il n'a parfois pas le droit de parler, coupé du monde dans lequel il évolue, dont il ne possède pas les codes (il fait passer des tests psychomoteurs qu'il ne comprend pas), coupé de lui-même au point de parler de lui à la troisième personne à un moment. La mort de son mentor, Antoine Rouge, l'a ébranlé. Il perd pied. Du coup, quand il parle de maladies, je crois qu'il ne faut pas le suivre.
Mais avant d'aller plus loin, je vois ce film comme la volonté de greffer L'enfant sauvage sur Le Procès d'Orson Wells, adaptation de Kafka, film dans lequel un personnage égaré dans un monde qu'il ne comprend pas évolue au milieu de bâtiments modernes qui l'écrasent. Comme ici. Sauf qu'ici, le périple du personnage est commenté par la lecture du carnet de bord d'un scientifique en voyage ou découvrant un cas, genre Darwin ou Jean Itard. Plus Darwin d'ailleurs : ce que l'on appelle maladie dans le film serait mieux nommé et mieux compris si on parlait en fait de variations génétiques, d'évolution. Car Tripod n'est pas le seul à être désorienté : les femmes ayant pour l'essentiel disparu, c'est toute l'espèce humaine qui se retrouve à se chercher, à évoluer dans des directions nouvelles. C'est pour ça que tout flotte et qu'on est paumé. Parce que rien n'est vécu ni dit clairement, parce que tout suit ici une « logique de rêve ».
La maison de la peau
Si la clinique servait bien à traiter des maladies de peau liées à l'usage des cosmétiques, ce n'est pourtant pas de ça dont il s'agit. Antoine Rouge a vite abandonné cela pour des « recherches plus fantastiques ». Prenez cela dans tous les sens du terme : fantasques, risquées, dingues, géniales, fantastiques. Le fantastique—je suis accroc aux distinctions de genres en littératures, se fonde sur la transgression de limites que l'on croyais étanches : la vie et la mort, l'absent et le présent, l'animé et l'inanimé. Ici : le masculin et le féminin. D'où les foulards de femme, le vernis rouge, etc. D'où les aberrations.
Disons le franchement : la « maladie de rouge », qui « n'apparaissait que chez les spécimens humains femelles post-pubères », c'est la désignation délirante des règles. Tout le film tourne autour de ça. Du mystère des règles et de la logique de rêve qui permet de les transférer biologiquement à des corps masculins ambigus (longilignes, chevelus et vernis).
Parce que c'est ça qui arrive aux corps malades, ils sécrètent des fluides sexuels, par des organes qui ne sont pas primitivement sexuels, mais secondairement (tétons) ou symboliquement sexuels (oreilles, nez, etc.). Ils deviennent femmes, avec règles et lactation. Quand les « spécimens humains masculins post-pubères » finissent eux-mêmes par avoir leurs règles, par la bouche, ils en meurent. Ces règles masculines exercent un puissant attrait sur les individus, contrairement aux règles féminines, qui aujourd'hui encore, culturellement, sont tabous, ne doivent être ni vues, ni touchées, ni évoquées. Les mutants en meurent, ils ne sont pas viables. La bouche comme organe reproducteur est une impasse biologique.
L'ancien collègue incarne une option différente. Ou une étape supplémentaire. Sujet à un « cancer créatif », il produit malgré lui des organes qui peinent à réaliser les fonctions procréatrices recherchées ; ils sont sans fonction. À moins qu'il soit devenu impossible à tous de se souvenir encore de cette fonction pourtant essentielle et donc d'identifier ces organes pour ce qu'ils sont : l'issue aux problèmes de l'humanité, l'objet-graal de la quête de Tripod. Seule l'affection du patient pour ses rejetons permet de les identifier comme organes de reproduction, de gestation, son affection glissant des enfants qu'ils aurait pu avoir à l'organe qui les lui auraient donnés.
Tout cela n'est pas si délirant que ça. La biologie, que Cronenberg a étudiée avant d'être cinéaste, qui le passionne, nous fait bien comprendre que les frontières que nous établissons dans le vivant ne sont rien, les espèces ne sont qu'un ensemble toujours fuyant de caractères, destinés à laisser la place à d'autres. Elles glissent, elles flottent. Elles dérivent. Nous savons que les organes ne sont pas là pour réaliser une fonction, qu'ils peuvent demeurer dans le corps, apparaître, sans réaliser la moindre fonction, comme l'appendice. Inversement, alors, peut-il y avoir des fonctions qui cherchent à se réaliser indépendamment de tout organe, en (dis)tordant ceux qu'elles trouvent. Là, c'est sans doute moins la leçon de la biologie que celle de la psychologie : la pulsion trouve son substrat dans les organes, qui font pression sur l'organisme pour qu'il leur donnent, à eux exclusivement, satisfaction. L'organisme est une lutte entre organes, entre pulsions, qu'il doit intégrer. Les yeux voudront voir, tout voir, à tout prix, même le soleil en face, au risque de s'y brûler, les mains étreindre, toucher, caresser, manipuler, la boucher s'activer : chewing-gum, bavardage, salivation, profonde labilité de la langue, dévorations, mordillements, etc. Mais sans doute des pulsions prennent leur essor non depuis un organe, mais depuis l'organisme : la pulsion de vie, si pulsion elle est, n'est pas pulsion du cœur, des veines ou de la cervelle. Elle est pulsion de l'organisme. Mais il est question ici de pulsions sexuelles. Il faut reconnaître, contre Freud, au moins dans le cadre de ce film, que la sexualité n'est pas une construction seconde, une intégration des pulsions partielles, mais une pulsion totale qui se diffracte, s'appuie et se concentre sur certains organes, sur certains symboles, qu'elle détourne et utilise à ses fins. Ce n'est que parce que notre monde est hétérocentré que l'on se concentre autant sur les parties génitales, qu'on croit à l'intégration des pulsions partielles, devenues "préliminaires", au service d'une reproduction sexuée imposée comme norme. Mais s'il n'y avait plus de femmes ? Plus de reproduction sexuée ? Dans ce monde désorienté, vers quoi se tourneraient notre pulsion, que construirait-elle comme réalités ? Dans Stereo, l'esprit même devient un organe sexuel : la télépathie, le fait de ressentir à distance ce que ressent l'autre, est le moyen privilégié mais destructeur que quelques uns organisent pour s'unir. Cette télépathie leur permet d'ailleurs de transformer symboliquement des objets inertes en corps de l'autre. Leur recherche d'une pansexualité les amène à envisager d'autres organes comme fixateurs, ou condensateurs de pulsion. Dans Crimes of the future, tout, oreilles, sang, pieds, déformations, organes absurdes, deviennent les véhicules d'une libido désorientée.
Podiatrie océanique
La podiatrie océanique découle des derniers travaux, évolutionnistes, d'Antoine Rouge. On est face à la même situation : les conditions d'existence ayant drastiquement changé, c'est comme si les variations génétiques se débridaient pour permettre à l'espèce d'évoluer. Sauf qu'il faut lui donner une direction. En l'absence de toute impulsion donnée, d'une direction dans laquelle l'orienter, l'espèce régresse, aspire à revenir à l'origine, à retrouver les conditions maritimes de l'existence. Cela se remarque le mieux dans l'évolution du pied : orteils surnuméraires, syndactylies ; ils tendent vers le poulpien, l'amphibie. Mutent en palmes, en nageoires, en tentacules. Psychologiquement, c'est la l'effort de l'organisme pour retrouver ce que Freud, dans Le Malaise dans la Culture, suite à une objection qu'on lui a faite, appelle le « sentiment océanique » de la vie, sentiment de l'éternité, de l'infini, source de la religiosité, mais sentiment que l'on retrouve dans l'amour quand psychiquement on ne fait qu'un avec un être (Stereo, on peut d'ailleurs voir l'expérience comme une communauté hippie nourrie de recherches pseudoscientifiques), dans la liesse—ou dans l'orgie, quand on ne fait plus qu'un avec une masse charnelle. On peut ainsi comprendre pourquoi les mutants de la Maison de la peau écument : c'est leur devenir animal, leur devenir oursin, leur devenir corail. Leurs fluides inséminateurs sont censés se diffuser dans l'eau et inséminer autour des organes nouveaux, non encore éclos à la surface des êtres. Il ne faut pas croire en effet que le patient de la Maison de la peau est différent des autres, qu'on trouve dans la clinique de podiatrie : j'en veux pour preuve cette scène étrange où Tripod déchausse un patient-praticien aux orteils vernis, dans un coin isolé qui, on le verra, est sujet aux mêmes modifications que le patient de la Maison de la peau.
Le pied, pour Freud, est un symbole typique du sexe masculin. On aurait donc ici, sous couvert de parodie de scènes homosexuelles, l'image d'une pulsion sexuelle totale qui d'une manière grotesque se fixerait sur le pied. Les mutations sont certainement un effet de cette fixation : c'est parce que l'espèce y concentre son désir qu'il commence à devenir autre chose, à se remodeler (le désir étant cette force qui transforme intimement les choses) sous l'impulsion libidinale, bien qu'aucune norme ne vienne plus en fixer le sens, ne vienne plus orienter et limiter ces modifications en disant ce que le pied doit être.
D'où les efforts saugrenus pour lui imposer la gravité, l'éloigner de l'horizontalité océanique et l'astreindre à la verticalité. Tripod donc, déchausse un homme et lui manipule le pied. Un homme surgit, le tue et repars. Un autre homme arrive, genre loubard, ne se laisse pas tellement toucher le pied par Tripod et avant de disparaître, voit le sang du précédent et se met à le lécher, cette sécrétion s'avérant être particulièrement attirante. Exactement comme le sang du patient de la Maison de la peau. Ils ont la même, je dirai pas maladie, mais la même « condition », avec toute la polysémie du mot.
Impasses biologiques, issues psychologiques
Pourquoi le pied ? Je l'ai déjà dit, c'est un symbole typique du sexe masculin. Le manipuler revient à satisfaire, sur un plan symbolique, la libido. Mais il y a une raison biologique à ce choix : le pied est le symbole même de notre évolution. Bataille le dit très bien dans son article « Le Gros Orteil ». Mais cet article est une ramification lointaine d'une conception plus vaste du monde. Il prend acte, comme Cronenberg, du tremblement de terre que provoquent les dernières découvertes scientifiques : il n'y a plus de centre cosmique, ni géocentrisme, ni héliocentrisme, la terre n'est pas ferme, stable, on n'y peut rien construire de durable, elle a changé et changera, les espèces ne sont pas stables non plus, elles évoluent, changent. Peut-être alors même les genres ne sont pas stables, destinés à changer, ni la pensée humaine ni l'homme lui-même. Tout va changer. Tout cependant ne change pas n'importe comment : l'anthropologie de Bataille se fonde non sur des essences fixes, des facultés essentielles, mais sur des axes de transformation, sur des mouvements fondamentaux, des vecteurs primordiaux, qui se répercutent comme des fractales à tous les niveaux de la création, permettant son organisation. Ainsi du mouvement circulaire de la terre autour du soleil, linéaire des arbres à la surface de la terre, vers ce soleil qui agit comme pôle attracteur. Les animaux terrestres sont orientés verticalement, la tête dans le prolongement du corps, les animaux aquatiques, comme les animaux arboricoles, ne sont pas orientés du tout. Ce pourquoi les singes ont quatre mains et les poulpes ne sont que ça : une gigantesque main, un cerveau avec des doigts et un bec au creux de la paume. Quand l'homme a quitté les forêts pour les savanes et les plaines, qu'il a dû se redresser, une paire de mains s'est atrophiée pour le porter. Les pieds sont des mains grotesques, symboles et vestiges de notre évolution passée, signes de notre évolution à venir. Mais que le pied redevienne océanique, c'est la rechute, la régression. Or le mouvement inverse n'existe pas. La néoténie oui, mais pas la régression. L'axolotl, boosté aux hormones de croissance, devient salamandre, mais le contraire n'est pas possible. Cela, Burroughs, un auteur très important pour Cronenberg, qui adaptera d'ailleurs son Festin Nu, le dit dans un article (Essais 1) important pour nous : Les Femmes—une erreur biologique ? Ce n'est pas un texte misogyne comme on pourrait le croire, le propos est celui-ci : l'homme est une espèce imparfaite et son amélioration passera certainement par une abolition de la différence des sexes et la recherche de nouveaux horizons.
« L'organisme humain est dans un état de néoténie. C'est un terme de biologie utilisé pour décrire un organisme qui s'est fixé à un stade qui serait normalement celui d'une phase larvaire ou transitoire. (…)
Peut-être qu'une autre étape pour la race humaine sera franchie de la même façon (que le poisson qui est sorti de l'eau s'est adapté à la terre par accident, sans retour possible). L'astronaute ne recherche pas l'espace ; il ne cherche plus de temps—c'est-à-dire de faire s'égaler l'espace et le temps. Le programme spatial est simplement une tentative pour transporter ailleurs notre insoluble impasse temporelle. Toutefois, comme le poisson qui marche, nous pouvons découvrir l'espace, et puis découvrir qu'il n'y a pas moyen de revenir en arrière (parce que cela nous aura transformé, non pas parce qu'on sera allé physiquement « trop loin »).
Une telle étape dans l'évolution implique des changements qui sont littéralement inconcevables de notre actuel point de vue. Est-ce que la séparation des sexes est un expédient arbitraire pour perpétuer un arrangement impraticable ? Est-ce que la prochaine étape implique que les sexes fusionnent en un organisme unique ? Et quelle serait la nature de cet organisme ? »
Nous ne le savons pas, ni Burroughs, qui se contente d'hybrider la réalité sans fin, bien qu'il imagine dans le Festin Nu diverses manières nouvelles de se reproduire (ce sont les quatre partis de l'Interzone), ni Cronenberg, qui se contente de montrer des corps qui tâtonnent vers la solution de cette énigme. Mais il est convaincu, comme Burroughs, comme Bataille, que l'évolution ne va que dans un sens et qu' il faut donc embrasser le mouvement qui nous a initialement emporté, quitte à en forcer la marche. Nous ne pouvons pas retrouver notre condition océanique, nous devons rester des être organisés verticalement. Séparés les uns des autres. Ce pourquoi il faut astreindre le pied à la gravité, à la verticalité. Le fait que les manipulations des podiatres impliquent de poser le pied non sur le sol mais sur la tête est important : l'atrophie du pied est la condition du plein développement de la tête, siège expressif du désir, des émotions les plus fortes, de la pensée la plus profonde. Cet axe perdu, c'est l'intelligence qui se perd. Elle est déjà perdue d'ailleurs : Tripod n'arrive plus à donner sens au monde dans lequel il vit, les visages sont tous inexpressifs et figés. La tête humaine s'atrophie. Or pour Bataille, c'est elle qui doit être le siège de notre évolution : élancés vers le soleil comme des arbres, la glande pinéale, glande qui chez de nombreux animaux a affleuré à la surface pour donner les yeux, doit également éclater à la surface de notre crâne, pour regarder le soleil en face. Cette vision fantastique ne servait pour lui, qu'à une chose : heurter l'homme à ses limites afin qu'il les transcende, qu'il ne se contente plus d'être ce qu'il est. Mais c'était chez lui un fantasme stérile. Comme chez Cronenberg : rappeler le pied à sa destiné ne fonctionne pas. Écœuré, à bout de force, Tripod rejoint un groupe terroriste de violeurs pédophiles, participe à l'enlèvement d'une enfant et s'apprête à se reproduire avec dans un désir absurde de retourner à la pureté initiale, à l'état d'innocence d'avant la « maladie de rouge », d'avant les règles donc, d'avant la sexualité. État initial où les êtres peut-être pouvaient sans difficulté ne faire qu'un avec les autres, sans voir que ce faisant il ne fera que détruire ce qu'il cherche à atteindre : innocence ravagée, écoulements de sang, repli traumatique sur soi. Très exactement la situation à laquelle il cherche à échapper.