Si Cris et chuchotements est un film au rythme lent, c’est que Bergman nous donne le temps de souffrir. Entre les instants d’agonie intense et les « accalmies » qui laissent ressurgir des douleurs profondes autrefois tues, entre les masques des protagonistes et les révélations destructrices, entre les parois de ce grand manoir silencieux et froid, entre les cris et les chuchotements, la souffrance est continue.


On s’accommode assez vite à ce rouge sang omniprésent (des murs aux fondus de transition), à ces tic-tacs incessants qui agrémentent l’attente de la mort d’Agnès. On commence par voir des objets décoratifs luxueux, puis on découvre Agnès qui sort seule du lit pour la première et dernière fois, avant de devenir presque un objet elle-même (l’approche du docteur qui s'ensuit est tout sauf une approche d’un être humain à un autre par exemple). Le constat est cinglant.


Au sein de cette maisonnée luxueuse, la pauvreté et l’amertume des rapports entre les trois sœurs nous apparaissent de plus en plus et dévoilent au grand jour la fragilité de chacune d’elle, révélées par la fragilité physique grandissante d’Agnès. Seule la pieuse servante Anna, qui a perdu sa jeune enfant, est directement affectée par le cancer d’Agnès et accompagne sincèrement la souffrante, notamment sur le plan émotionnel.


La maestria du cinéaste suédois nous donne à voir des images qui resteront gravées à jamais dans nos consciences de cinéphiles : je pense à Maria (Liv Ullmann comme toujours excellente) et au docteur devant le miroir (https://static.playmedia-cdn.net/img/tv_programs/720001-720500/720031_source.jpg), à Anna se muant en Vierge Marie et Agnès en Christ descendu de la croix le temps d’une reconstitution lourde de sens de la Pietà de Michel-Ange (https://www.critikat.com/wp-content/uploads/fly-images/271710/cris-chuchotements-1450x800-c.jpg), et bien d’autres encore.


Le thème cher à Bergman du silence de Dieu (Les Communiants, Le Septième Sceau) est aussi remis sur la table, surtout dans cette poignante intervention d’un prêtre déboussolé de voir partir sa fidèle la plus pieuse dans d’atroces souffrances.



Prie pour nous qui restons sur cette terre sombre et sale... sous un ciel vide et cruel . (...) Demande-Lui de nous libérer de notre angoisse, de notre lassitude et de notre doute profond. Demande-Lui un sens à notre vie.



Les hommes sont relégués au second plan mais leur présence n’est pas anecdotique, elle nous donne à voir des personnages globalement indifférents et pitoyables (hormis le prêtre), tous remarquables par leurs démonstrations d’impuissance face à cette tragédie qui leur échappe, et qu’ils ont même l’air d’ignorer, par un mélange de faiblesse et d’indifférence.


Le film est scindé en quatre parties (une par sœur, puis une pour la servante) et nous montre aussi les difficultés de chacune.

Maria est superficielle, et ne parvient pas à aider sa sœur. Elle est perdue et incapable de trouver sa place près de ses sœurs. Sa vie est un mensonge. Elle se ment à elle-même en pensant accompagner sa sœur mais le dégoût prend le dessus sur la compassion et elle se dérobe quand Agnès demande un véritable contact. Le masque tombe.


La thématique du toucher permet à Bergman de mesurer la proximité sentimentale entre les protagonistes. Quand Anna enlace Agnès de façon instinctive, protectrice et affective, Karin refuse tout contact de façon absolue et univoque. Elle interdit (dans un premier temps) à Maria de la toucher, elle frappe Anna lorsque celle-ci la regarde avec (selon elle) trop d’insistance, et elle va même jusqu’à se mutiler le sexe pour manifester son refus d’avoir un rapport avec son mari… Elle dit éprouver de la haine envers ses deux sœurs, mais encore une fois, pour utiliser ses propres mots : « Ce n’est qu’un tissu de mensonges ». Puis quand Maria insiste, elle se laisse aller. Le masque tombe.


C’est aussi le toucher qui nous permet de cerner assez tôt l’ambiance étrangement malsaine de cette cohabitation, quand le docteur refuse de toucher le cœur de la malade avant de poser sa main sur le sein gauche de Maria. On cerne assez vite cette atmosphère, où les chuchotements vont bon train, mais où les cris ne trouvent que très peu d’appui.


Maria et Karin se séparent d’Anna avec une extrême et douloureuse indifférence, et Maria ignore les appels à l’aide d’une Karin changée par son rapprochement avec sa sœur. L’issue est donc profondément pessimiste, il n’y a pas de fin conciliante.


Le film commence par de très belles images de l’extérieur du manoir, et se termine par le dernier souvenir heureux d’Agnès, à l’extérieur aussi de cet huis-clos où tout n’est que souffrance. Les souvenirs sont les seules choses qui puissent encore lier ces femmes (Maria invoque aussi les souvenirs d’enfance au chevet d’Agnès). Agnès évoque alors le souvenir d’un sentiment de plénitude, de relations alors source de bien-être pour elle. Nous savons désormais à quel point la réalité de ces relations est friable.


À travers ces portraits, le cinéaste des femmes qu’est Bergman aborde des sujets tels que la haine, le désir, la faiblesse, le dégoût, le mensonge, etc. Tout cela est sublimé par la perfection formelle du film et résonne d’autant plus fort en nous, spectateurs désemparés par la violence des relations et la puissance des émotions. Les masques tombent, et Bergman nous montre, comme il sait si bien le faire, des visages d’une expressivité bouleversante.

BorisBenateau
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le 28 avr. 2020

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Boris LeHachoir

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