Quand Peckinpah s’invite dans le domaine du film de guerre, le résultat est une tuerie au sens intégral. Un film pleinement désespéré, sans la moindre trace de chaleur ou d’illusion, sans excès particuliers pour le cinéma. S’inspirant largement du cas de Johann Schwerdfeger et basé sur le livre La Peau des hommes (1956), Croix de fer se déroule sur le front russe à la fin de la seconde guerre mondiale. Dans les troupes allemandes, on ne se bat plus par idéal et on ne croit pas ou plus à Hitler, ni aux promesses des supérieurs.

Peckinpah confronte deux figures principales, un officier arriviste, Stransky et un chef de peloton cynique quand à la mission et à l’Humanité, néanmoins loyal et bienveillant (autant que possible) envers les hommes dont il a la charge. Le sergent Rolf Steiner reflète les positions anarchistes et individualistes de Peckinpah. Face à lui, l’aristocrate a forcé son parachutage afin d’obtenir la croix de fer, sans laquelle il se sentirait sombrer dans la disgrâce. Il parle d’héroïsme, d’idéal du soldat allemand, etc. Lui s’affilie encore au régime ; mais sa foi est factice, celle d’un opportuniste reconnaissant exclusivement le pouvoir et les honneurs, se gargarisant de punchline nobles pour décorer. D’où il vient il n’a pas senti l’odeur de défaite et tout ce qu’elle véhicule.

En dépit de ses prétentions prussiennes, il n’est qu’un spectateur arrogant et un passager intéressé : il regrette aussi les quelques fautes de goût du IIIe Reich (l’abolition des classes envisagée par la Wehrmart). Mais on peut bien respecter les ordres d’Hitler et tolérer ses fantaisies tant qu’elles ne desservent que des attachements esthétiques et pas des bénéfices concrets. Steirner est bien loin de ça, c’est un homme cramé. Plutôt que vivre avec sa femme et tenter le bonheur, il choisit de rejoindre le front (et s’éteindre sans doute). Pourquoi s’abandonner sur un terrain miné et dévasté où n’attendent que les coups ?

Steirner est un otage. L’occasion d’observer l’absurdité et la cruauté de ses congénères est trop puissante : dans tous les sens du terme, son attraction est trop forte, mais il s’agit d’une attraction mesquine, sans plaisir. Incapable d’accepter le réconfort, Steiner reste compatissant (le petit russe à l’ouverture ; le salaud sacrifié pour les femmes). Il n’est certainement pas un sauveur, ni même celui qui relèverait les autres. Il exprime son mépris et sa haine de la hiérarchie comme de son propre uniforme ; il a beau être défaillant, il est enfermé dans le manège (avec un rôle de premier ordre) comme dans le dégoût à l’égard de ce dernier. C’est devenu le commentateur actif de la fatalité, suffisamment dépouillé pour achever la course tout près d’une divine bouffonnerie.

Croix de fer est un film de guerre viscéral, relativement proche, dans l’esprit, de Sergio Leone et de son Il était une fois la révolution ; son discours est plus développé et subtil, ses accents plus maniérés, son mordant net. Ce n’est toutefois pas du maniérisme pur, dissocié émotionnellement : des représentations abstraites ou sociales sont incarnées et se fondent dans une perspective de documentaire. Sans lyrisme ni patriotisme, Croix de fer exprime des considérations cyniques mais aussi fines sur la guerre, l’investissement des soldats et le rapport des parties prenantes. Le réalisme cru dope son intensité et sa pertinence ; on retrouve les longues scènes de fusillades chères à Peckinpah, avec en plus un soin dans la reconstitution historique.

Ainsi la plupart des armes ou des moyens sont conformes à ce qui était employé sur le front et les combats sont perçus caméra à l’épaule. Croix de fer se place ainsi à tous points de vue loin de ses homologues du film du guerre. Enfin en jonglant entre le survival et le western, Peckinpah achève de réformer le domaine. Le visuel impeccable, voir à sa façon éblouissant, renforce la dimension réaliste et autrement « spectaculaire » de ce Croix de fer, dont le filmage particulièrement élaboré le rapproche de Full Metal Jacket (de dix ans son cadet). Ce film a la stature pour être un classique ‘officiel’ et cinéphile du film de guerre, il demeure pourtant relativement oublié et complètement omis par les donneurs de labels et la presse spécialisée.

C’est que Croix de fer vient d’un cinéaste plutôt revêche s’autorisant une agressivité souveraine. Une authenticité le rendant largement provocateur ; son incorrection ne le place pas en porte-à-faux que pour des cibles habituelles (militaristes, organes de pouvoir) et l’oppose à tous les optimistes (et aux bourgeois petits ou grands, conservateurs ou réformés). La réalisation de Peckinpah se montre particulièrement grave lors d’une séquence (avec Kapler) où Stransky condamne l’homosexualité dans ses rangs, passible de mort. Ce moment souligne aussi l’incompréhension de l’arriviste venu d’en haut par rapport au terrain et aux hommes.

Stransky ne comprend ni les hommes en général ni ceux-là en particulier, pas plus qu’il n’ose se confronter à leurs conditions de vie. Le point de vue de Peckinpah n’est pas davantage homophobe qu’hétérophobe (ou alors il est les deux, dans la perspective d’un jugement ne relevant pas de son mode opératoire) : il est d’une amertume finale, spontanée, ravageuse, aucunement gratuite. Ne s’autoriser aucune croyance rassurante, être ferme et précis, constater le règne de la violence. La dernière partie montre des hommes et femmes se bouffant entre eux, jusqu’à un combat final au ‘grandiose’ sarcastique.

Autres films de Peckinpah :
http://www.senscritique.com/top/Les_meilleurs_films_de_Sam_Peckinpah/709432

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le 4 févr. 2015

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Zogarok

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