Comme souvent chez Friedkin, mais peut-être encore plus dans ce film, prime est donnée à l’ambiguïté. Curieusement, alors que le film a dû être raboté d’une bonne trentaine de minutes pour éviter le classement X, il ne semble pas avoir été charcuté. Ramassé en 1h35, le propos ne s’embarrasse pas de scènes plus explicites pour en dire davantage sur les motivations des uns et des autres, ou pour éclairer certains points. Il en résulte une efficacité totale où le spectateur sort boxé au moment du générique final. Faux thriller où l’enquête devient rapidement secondaire, Cruising brosse le portrait de personnages difficiles à cerner aussi bien pour les autres que pour eux-mêmes. Et on est bien conscient, au moment du générique final, d’être passé à côté d’éléments discrets mais essentiels à la compréhension du film. Si bien que j’ai le souvenir d’une certaine frustration lors de ma première vision du film.
Des années plus tard, force est de reconnaître que le résultat n’est définitivement pas un polar où l’identité de l’assassin est une priorité. On comprend justement que c’est tout sauf une priorité. Et à bien analyser certains plans, on prend conscience que le réalisateur nous mène à plusieurs reprises en bateau. Reprenant l’aspect documentaire de French Connection, il nous plonge dans un New-York interlope qui annonce, à bien des égards, celui qu’on verra dans le cinéma d’Abel Ferrara. Nombreuses sont les séquences du film qui se contentent d’être des descriptions de ce monde de la nuit homosexuel et sadomasochiste. Le réalisateur pose dessus un œil neutre mais fouille les regards de ses personnages qui acceptent mal de s’adonner de la sorte à certaines perversions. La frontière entre les supposés psychopathes et défenseurs de la loi peu à peu se trouble, à l’image du personnage de Joe Spinell qu’on voit naviguer tantôt dans un monde tantôt dans l’autre. Le vrai sujet du film est là, et pas ailleurs.
William Friedkin n’a, une fois encore, pas son pareil pour créer une ambiance poisseuse et glauque. Pas aussi oppressant certainement que L’Exorciste ou The Sorcerer, Cruising est un modèle de film d’atmosphère avec ses peintures de rues noires, de bars malsains et de vieux immeubles crasseux. L’ensemble repose sur de nombreux symboles, de scènes qui se répondent et de thèmes qui se recyclent. La photographie de toute beauté est portée par la musique stridente de Jack Nizsche et les chansons rocks de Willy DeVille, notamment. L’interprétation d’Al Pacino fait le reste. Comment comprendre aujourd’hui que ce film fut renié par l’acteur, qu’il mit davantage encore la carrière de William Friedkin en délicatesse, qu’il fut éreinté par la critique et même nommé aux Razzie ? S’il est aujourd’hui plus ou moins réhabilité, il reste, par son sujet sulfureux, peu visible. S’il n’est pas exempt de quelques défauts et de quelques facilités (Friedkin en fait quand même parfois des caisses), le film reste un modèle du thriller urbain de la fin des années 70 et du début des années 80.