Depardieu m’avait éblouie, ce jour-là : sa diction, sa faconde, cette verve poétique qui le possédait tout entier et qu’il nous insuflait, donnant vie au texte grandiose de Rostand, modulant les vers et les ployant à son rythme , à sa guise, tels de beaux oiseaux qui prendraient leur essor.
Et voilà qu’hier, cherchant ma bonne fortune sur YouTube, je suis tombée sur une ancienne adaptation réalisée pour la télévision par un certain Claude Barma, un soir de Noël 1960, son cadeau aux télespectateurs.
Devant un N&B un peu triste qui ne flattait pas l’oeil, je m’amusais à reconnaître, à leurs débuts, ces acteurs, pour certains aujourd’hui disparus : Philippe Noiret, Michel Galabru, et une jeune première incarnant Roxane, blonde et spirituelle, Françoise Christophe.
Daniel Sorano, c’était pour moi le nom d’un théâtre, un comédien dont je connaissais à peine le visage, mais dès la première scène, je fus saisie d’une sorte d’euphorie, ne pouvant détacher les yeux de cette face de polichinelle aux paupières lourdes et au formidable appendice, une prothèse sans doute qui le défigurait, rendant ce “Cyrano de Bergerac” plus bouleversant encore.
Cyrano, on le connaît tous : il est ce grand idéaliste, ce héros au formidable nez et au coeur d’enfant, bretteur et poète, cet amoureux ingénu , épris comme un fou de sa cousine , la belle Roxane, mais résigné à ne jamais connaître l’amour, trop conscient de sa disgrâce nasale.
La pièce, écrite en alexandrins et composée de cinq actes, s’inspire d’un véritable personnage : Savinien Cyrano de Bergerac, né en 1619 et mort en 1655, soit en plein XVIIème siècle, en France.
La scène d’ouverture se passe en 1640 à l’Hôtel de Bourgogne dans le hall duquel déambulent force gentilhommes, se jaugeant, se jugeant, se toisant de l’épée et du regard, sous l’oeil averti des belles, venues là pour le spectacle.
Un Cyrano empanaché, plein de fougue et d’énergie paraît, entouré de ses amis, acclamé, mais prêt à en découdre avec le premier fâcheux qui, air moqueur et sourire en coin, osera le railler, et l’on assiste alors au plus bel exercice d’auto-dérision qu’il soit permis d’entendre : de sa voix profonde et bien posée, où l’humour éclate avec jubilation, Sorano déploie tout son art de comédien dans le texte de Rostand, brillant, coloré, lyrique, riche de formules et d’images, usant avec génie de la science subtile des transitions, comme dans la fameuse tirade des nez :
Ah ! Non ! C'est un peu court, jeune homme ! On pouvait dire... oh !Dieu ! ... bien des choses en somme...
En variant le ton,—par exemple, tenez :
Agressif :« moi, monsieur, si j'avais un tel nez, Il faudrait sur le champ que je me l'amputasse ! »
Amical : « mais il doit tremper dans votre tasse : Pour boire, faites-vous fabriquer un hanap ! »
Descriptif : « c'est un roc ! ... c'est un pic... c'est un cap ! Que dis-je, c'est un cap ? ... c'est une péninsule ! »
Mais d'esprit, ô le plus lamentable des êtres, Vous n'en eûtes jamais un atome, et de lettres Vous n'avez que les trois qui forment le mot : sot !”
Comédie héroïque avec un personnage dont la vie s’organise autour de l’honneur, la pièce est aussi un drame romantique où alternent émotion et scènes d’amour.
Cyrano, intrépide capitaine de la compagnie des cadets de Gascogne, qui ne craint ni Dieu ni Diable, qui rejette toute obéissance et toute soumission morale et physique quand il s’agit d’honneur, fond et se terre quand il est question d’amour, une passion qui le brûle et le consume mais qu’il saura taire, allant jusqu’à protéger le beau Christian de Neuvilette et à le prendre sous son aile pour l’amour de Roxane.
A Christian la beauté, à Cyrano l'esprit :
Je serai ton esprit, tu seras ma beauté, tu marcheras, j’irai dans l’ombre à ton côté
Cyrano sera donc la voix de Christian, et quelle voix ! Charmeuse, poétique, inspirée, nourrie du secret d’un amour jugulé et tenu en laisse, à cet égard, la scène du balcon atteint au sublime, et si l’on ne peut s’empêcher de penser au Roméo et Juliette de Shakespeare : déclaration d’amour enflammée, dans un jardin, à la nuit tombée, la comparaison s’arrête là, car ce n’est plus un duo mais un trio qui se met en place dans l’ombre protectrice, sorte de jeu de rôle entre les deux hommes, Christian dévoilant son identité, tandis que Cyrano lui souffle les paroles et que Roxane, troublée au plus profond de son être par le charme et le pouvoir des mots, tombe bel et bien amoureuse du discours d’un être qui pour elle, allie la beauté à l’esprit, l’homme idéal en somme.
Et la voix se fait caressante pour parler du baiser sous le velours des mots, séductrice et tentatrice pour suggérer le désir, Sorano infusant aux alexandrins de Rostand une douceur fragile qui les rend bouleversants :
Un baiser, mais à tout prendre qu’est-ce ?
Un serment fait d’un peu plus près, une promesse,
Plus précise, un aveu qui veut se confirmer,
Un point rose qu’on met sur l’i du verbe aimer,
C’est un secret qui prend la bouche pour oreille,
Un instant d’infini qui fait un bruit d’abeille,
Une communion ayant un goût de fleur,
Une façon d’un peu se respirer le coeur,
Et d’un peu se goûter, au bord des lèvres, l’âme.
Des vers qui donnent le vertige tant les émotions sont omniprésentes, véritable étourdissement verbal où Cyrano, le laid, sacrifiant son amour et son bonheur à celui des deux jeunes amoureux, s’élève pourtant au rang d’amant et se démarque, par la noblesse et la beauté de son discours.
Par sa faculté de conférer aux vers du dramaturge tout leur poids d’humanité, par ce talent singulier qu’il tire de toutes ses expériences de la scène, une aventure commencée en 1952 avec le grand Jean Vilar, Daniel Sorano incarne, dans la plus pure tradition théâtrale, un Cyrano impressionnant, grandiloquent, admirable, un rôle qui le fit surnommer “Sorano de Bergerac”, héros chevaleresque et universel dont le sacrifice et l’abnégation nous touchent au plus fort, reléguant dans l’ombre, le beau mais fade Christian de Neuvilette, que joue avec justesse le blond Michel Le Royer, comédien de théâtre lui aussi.
Et ce sacrifice, cette abnégation, cet amour tu jusqu’au bout, le comédien les magnifie dans la dernière scène du Vème acte, où, larmes aux yeux et gorge nouée par l’émotion, j’ai assisté au dénouement que je connaissais pourtant, mais dont l’intensité dramatique : expressions du visage, intonations et inflexions de la voix, trouve avec Sorano la plus bouleversante des interprétations, le plus beau "panache à la française".
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