Lives matter
Le réalisateur Spike Lee est sans doute la première personne qui nous vient à l'esprit lorsque l'on parle d'engagement du monde du septième art dans l'émancipation des afro-américains et la lutte...
le 16 juin 2020
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« Nos vies commencent à finir le jour où nous devenons silencieux à propos des choses qui comptent. » Ce silence évoqué, c’est cette entaille qui balafre des cœurs, c’est cette Histoire que l’on occulte et que l’on cherche à retrouver, c’est la déchirure d’une guerre qui continue de perdurer. Mais ce silence, c’est aussi celui que l’on refuse. Refuser le mutisme, l’invisibilité, l’anonymat, l’obscurité, voilà peut-être le sens profond de cette nécessaire sentence de Martin Luther King. Le sermon semble ainsi vouloir propager la lumière quand d’autres forces au pouvoir semblent vouloir l’étouffer, l’éteindre ou l’effacer. Puisque la citation ne se lit pas, elle se crie. Car l’homélie d’un illustre révérend, c’est un peu comme un film de Spike Lee : une longue, puissante et inspirée exclamation où les convictions pèsent dans chaque mot, tel un poing levé qui renfermerait autant de rage que d’espoir. Le cinéma de Spike Lee est lui-même irrigué par cette volonté de témoigner de ces « choses qui comptent », de ces têtes qui refusent la courbette, de ces idéaux qui doivent être revendiqués, de ces vérités que l’on ne doit pas ravaler. Le poing levé, la caméra en guise de mâchoire, Spike Lee ouvre généralement sa gueule, déverse sa hargne et l’imprime sur des images qui font office de paroles engagées. Dans DA 5 BLOODS, le cinéaste continue sa démarche pamphlétaire où les injustices et autres iniquités de l’Histoire s’exposent à grands coups de pieds – dans des portes déjà ouvertes – quitte à ce que cette force de frappe fasse imploser le film lui-même.
On ne va pas se le cacher : DA 5 BLOODS est clairement un film « manqué ». Manqué car il n’est jamais à la hauteur de ses engagements. Manqué car il éparpille son (ou ses) message(s) dans un récipient fissuré qui menace constamment de se briser. Manqué car il se prend pour ce qu’il n’est pas : un grand film politique qui serait une nouvelle charge virulente contre un système, un pays et ses injustices. Ce grand film politique cache bien son jeu ; à tel point qu’il se pare des apparences d’un vulgaire nanar qui n’aurait rien d’autre à offrir que ses bonnes intentions. Mais est-ce véritablement des apparences ? Malheureusement non. DA 5 BLOODS est miné par son déséquilibre interne, par son incapacité à trouver l’harmonie nécessaire entre entertainment et brûlot politique. Comme des liquides non miscibles qui n’arriveraient jamais à former un mélange homogène. Autant dire que Spike Lee saborde lui-même ce « film politique » en voulant parler de tout pour au final ne parler de rien.
L’engagement du cinéaste – sa rage, sa colère – est pourtant bien là, tapi derrière une tripotée de choix artistiques inégaux qui font de DA 5 BLOODS un film éclopé incapable de tenir la longueur. Démonstratif, le film de Spike Lee l’est : entre la dramaturgie approximative et la lourdeur du trait, tout y est aussi abscons que possible. La linéarité de l’intrigue – et finalement sa puissante simplicité – est ainsi parasitée par un découpage qui brouille les pistes au lieu de démêler la vérité. Le scénario de Danny Bilson et Paul DeMeo – qui fut un temps alloué à Oliver Stone avant de tomber aux oubliettes – s’envisageait pourtant comme une revisite âpre et intelligible du Trésor de la Sierra Madre de John Huston ; et un miroir avec le récent Triple Frontière. La version corrigée que nous propose Spike Lee (et son « partner in crime » Kevin Willmot) empêche DA 5 BLOODS de s’accomplir en tant que simple film d’aventure ; là où les questionnements humains d’un « retour au Vietnam » se mêleraient à la potentialité romanesque (voire picaresque) de cette chasse au trésor.
Bardé de nouvelles considérations, le film se perd nettement entre deux orientations ; quelque part entre l’engagement et le divertissement. Sans doute le résultat d’une réappropriation scénaristique hasardeuse qui n’arriverait pas à décider sur quel cheval miser : l’attraction ou l’éducation ? le calme ou la fureur ? la nervosité ou le cours de contre-Histoire ? Pourquoi choisir quand on peut se permettre de tout aborder ? Spike Lee a ainsi préféré le chaos à l’économie, le désordre à la clarté, la profusion à la synthèse. Et le résultat n’est clairement pas payant. Puisque DA 5 BLOODS peine à construire une double narration, entre divertissement et pédagogie, et s’embourbe dans son historiette comme une guerre civile qui s’amuserait à détruire un pays de l’intérieur.
L’intrigue aurait pu être passionnante, tendue et forte ; elle n’est ici qu’alambiquée. L’exécution aurait clairement gagné à être plus simple, plus directe, moins maniérée. Le fond est pourtant loin d’être inintéressant. Cette volonté de compléter l’Histoire, de dédommager les « invisibles » du conflit et de rétablir la vérité ; celle des visages et des héros oubliés. La démarche de Spike Lee n’est pas à remettre à cause ; elle concerne toujours la question de la représentation et épouse un point de vue foncièrement afro-américain pour retravailler la narration de l’Histoire. Une démarche sans doute complémentaire à celle de Miracle à Santa-Anna où le cinéaste développait déjà un point de vue similaire (celui du bataillon noir des « Buffalo Soldiers ») sur la seconde guerre mondiale. Plus encore, DA 5 BLOODS fornique clairement avec BlacKkKlansman en voulant interroger l’illusion référentielle par exemple et viser là où ça fait mal : dans les extrêmes d'une nation emportée par le vent (et la stupidité de son président). Jusqu’à laisser la force des images – celles de la manifestation à Charlottesville – contait ce que la fiction n’a pas besoin de souligner : une triste et cyclique réalité.
DA 5 BLOODS s’ouvre sur une autre voix, un discours, un refus, un cri politique. Cette voix, c’est celle de Muhammad Ali, retirant ses gants pour s’élever en objecteur de conscience. La force du symbole reste intacte ; sa pertinence aussi. Les témoignages s’enchaînent, les images suivent : à base de poings levés, de conscrits, d’Angela Davis et de Malcolm X, toutes ces archives sont mises en parallèle, tissant des liens entre USA et Vietnam, entre tensions raciales et guerre sacrificielle, entre passé et présent, entre hier et aujourd’hui. Jusqu’à ce que le « Inner City Blues » de Marvin Gaye ne vienne colmater cette mosaïque à charge. Mais là où BlacKkKlansman arrivait à fédérer à force de marteler, DA 5 BLOODS ressemble davantage à un collage freestyle où les pièces de ce puzzle abstrait et inintelligible paraissent interchangeables. Ce manque de clarté affaiblit nettement – pour ne pas dire « anéantit » – le message que Spike Lee tente de nous transmettre.
DA 5 BLOODS annonce une remontée aux sources du trauma ; la recherche du « blood » manquant, celui qui s’est sacrifié pour un pays qui n’en valait pas la peine. Au travers de cette quête pseudo-mémorielle, Spike Lee déploie avant tout une charge contre cette Amérique qui cherche la domination, partout, tout le temps. Au fond, cet « agent orange », ce produit chimique destructeur, c’est un peu l’idiot de sushi assis dans le bureau ovale. Malheureusement, la critique ne s’élève jamais au-dessus de la torpeur qui nous envahit ; ce n’est pas parce que l’on arbore des casquettes pro-Trump que la charge devient plus forte. Le film piétine, préfère les étreintes et les saluts entre potes à la fresque rageuse et furieuse qui était attendue. Mais la fresque somnole, quelque part entre un trou de déjection qui fait émerger un lingot d’or et une regrettable mine qui transforme DA 5 BLOODS en une revisite de Tonnerre sous les Tropiques. Encore aurait-il fallu qu’un Les Grossman vienne recadrer cette joyeuse bande de « pelles à merde » pour que le film retrouve un peu de sa densité originelle. La faute à qui ? A cette écriture prévisible, multipliant coïncidences et improbabilités, étirant chaque scène quitte à ressembler à un chewing-gum que l’on tend jusqu’à la fatidique cassure et la perte de consistance qu’elle entraîne.
D’autant plus que cette remontée du fleuve n’a pas l’imagerie nécessaire pour soutenir ces déchirures humaines. Le message a l’air pourtant simple : « la guerre ne finit jamais pour ceux qui y sont impliqués. » Ce passé qui continue de hanter les « bloods » passe évidemment au travers de la figure de Norm (anecdotique mais charismatique Chadwick Boseman), le visage tutélaire du groupe, celui qui l’unit, tant dans la guerre passée que dans l’odyssée présente. Mais au fond, pourquoi montrer ce Norm, pourquoi le représenter ? Il aurait sans doute été plus judicieux de l’ériger en figure disparue, de ne laisser sa parole se propager qu’à travers ceux qui restent, qu’à travers les déchirures encore présentes de ceux qui ont réchappé à la guerre tout en laissant une part d’eux-mêmes, là-bas, sur cette terre de non-droit où les mines continuent encore de prendre des vies. Il n’est au final que le moteur d’une pseudo-rédemption, un fantôme sur lequel on s’appuie pour confesser ses erreurs et demander le pardon. Comme d’habitude, Spike Lee ne fait pas dans la dentelle : il montre au lieu de suggérer et écorche le potentiel symbolique de son œuvre.
Dans cet ensemble laborieux, les personnages ne trouvent (presque) jamais leur envol ; ils restent simplement des figures en mouvement qui viennent brouiller le manichéisme ou tout simplement l’alimenter : entre passé trouble et jeunesse engagée, entre le père et le fils, entre ceux qui minent et ceux qui déminent, ceux qui tuent et ceux qui sauvent, ceux qui aiment et ceux qui préfèrent la haine. L’attachement est absent, l’emballement aussi. A cela s’ajoute une mise en scène peu inspirée qui jongle entre les ratios et formats avec une inaptitude manifeste : du 4/3 passé au Scope présent jusqu’au 16/9 du retour en terrain connu, ces changements apparaissent aussi tape-à-l’œil que superflus ; et ils ne compensent certainement pas une structure lâche et un récit convenu. Face à ce classicisme lassant, la musique intense de Terence Blanchard – parfois envahissante, mais toujours percutante – parvient parfois à redynamiser cet édifice qui menace constamment de s’effondrer. Et c’est bien peu pour un film qui prétend montrer ses crocs pour au final cracher son propre dentier. Le monologue face-caméra de Delroy Lindo n’a ainsi clairement pas la virulence, la force et la puissance de celui de La 25ème Heure. Les invectives du miroir – simples, violentes et directes – ont laissé place à un monologue décousu – puissant et incarné certes – mais si chaotique qu’il en deviendrait presque dénué d’intérêt. A l’image d’un film désordonné qui radote bien plus qu’il ne raisonne.
Ne reste que l’intensité de jeu, de ces acteurs qui en veulent et qui en redemandent (Norm Lewis, Isiah Whitlock Jr., Clarke Peters, etc.). Et surtout de cette bête de rage qu’est Delroy Lindo : il porte le film à bout de bras ; chacune des gouttes de sueur dévalant sur son visage étant elles-mêmes emplies d’une colère palpable. Il est une sorte de guide dans la tempête, un colonel Kurtz devant affronter son « point de non-retour » quitte à extérioriser pleinement la rage qui le ronge. Une fois à l’écran, il électrise, séduit et inquiète. Il est d’ailleurs peut-être la seule raison qui nous pousserait à entamer un tel voyage. Néanmoins, l’acting a beau être intense, il est aussi parfois artificiel ; la faute à ce texte parsemé d’énumérations – de Noms et d'évènements – et à un côté didactique qui nuit à l’incarnation. Jean Reno est quant à lui en surchauffe totale. Il nous offre une masterclass d’acting où l’incarnation surpasse le jeu : au lieu de ne jouer qu’une mauvaise version de lui-même, il incarne l’histrion dans toute sa médiocrité, poursuivant l’interprète qu’il était déjà pour The Last Face. Du Dr. Love à Deroches, du médecin au trafiquant, il joue l’un avec la même intensité que l’autre ; car jouer un trafiquant comme l’on joue un médecin, c’est un peu comme ne pas jouer du tout. Et au fond, pourquoi se fouler quand la mise en scène elle-même est au point mort ?
« Now the time has come /There are things to realize ». C’est sur cet éclat musical des Chambers Brothers que s’agitaient les premières images du trailer de DA 5 BLOODS ; des images qui semblaient déjà contenir en elles le cri du cinéaste. Mais le temps était-il au cri ? Celui de Spike Lee n’a pas la puissance espérée, laissant derrière lui l’imposante voix des leaders pour ne garder que l’inégal vagissement d’un adolescent qui en a sur le cœur mais qui n’a pas les moyens de s’exprimer. Ce qui fait évidemment défaut à DA 5 BLOODS, c’est son manque de synthèse et de cohérence. Outre les nombreuses lourdeurs qui enfoncent le film, les enjeux politiques se désamorcent sous l’effet d’un manque d’encadrement, de coupes et de modelage. Le cri empêche la raison de se frayer un chemin dans ce terrain miné par les prises de paroles. Car Spike Lee étire son film et l’éclate jusqu’à ce qu’il ne ressemble plus à rien. DA 5 BLOODS semble pourtant empli d’une rage de vérité, d’un désir de visibilité et d’une fièvre de justice. Cette fièvre de dire et redire ; et de continuer à murmurer des vérités générales aux oreilles du monde. Avec cette continuelle volonté d’écrire un pamphlet, le poing levé, les dents serrés, grognant face aux injustices et aux vérités dissimulées. Mais la fougue des premières œuvres a disparu. L’énergie roublarde d’un Inside Man aussi. Puisqu’à force d’exclamations, l’expression devient confuse. Dans DA 5 BLOODS, la tension ne prend jamais, la faute à un rythme inégal et à une dynamique incapable d’accompagner la colère du cinéaste. Comme un genou que l’on poserait symboliquement sur un sol truffé de mines. Autant dire que le résultat est explosif ; tel un pétard mouillé qu’il vaudrait mieux passer sous silence. « Things to realize » ? Des choses à réaliser ? Certainement. Dommage que le film n’accomplisse quant à lui jamais rien de significatif.
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le 17 juin 2020
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