[Critique publiée dans CinéVerse]


Il fut sans doute un jour où Dieu existât dans le cinéma de Béla Tarr ; mais il y a bien longtemps qu’il est mort. En 1987 le réalisateur hongrois débutait sa trilogie démoniaque basée sur les nouvelles de Laslo Krasznahorkai avec Damnation, un opus aussi athée que désenchanté. Suivront à pas lent Satantango (Un Tango de Satan de plus de 7h, en 1994) et Les Harmonies Werckmeister (un Joker d’Art et d’essai annonçant l’apocalypse, en 2000). Mieux vaut Tarr que jamais, ce cinéma est celui de la lenteur, de la pellicule qui se dévide à mesure que le temps passe, scrutant la solitude du monde qui s’effondre.


Damnation raconte l’errance de Karrer (Miklós Székely) dans une ville oubliée, un naufrage sentimental faisant escale chaque soir au Titanik Bar, dernier esquif d’humanité où il trempe son chagrin dans l’alcool. Dehors la pluie et la nuit tombent – et les espoirs avec. Voilà l’essentiel, le scénario n’est pas bien davantage que cela : un décor plutôt qu’une narration, un univers pré-apocalyptique plutôt qu’une dramaturgie. Damnation ressort en salles en ce mois d’avril, dans une version 4K remasterisée par le maitre magyar lui-même. Faut-il s’y précipiter d’ennui ?


Hongrois rêver


Dans une industrie cinématographique contemporaine qui est avant tout celle du divertissement, il est impensable de produire un objet audio-visuel où le spectateur pourrait s’ennuyer devant son écran. Visuellement il faut de l’action, de la quantité de mouvement, un montage dynamique ; narrativement il faut une histoire développée, des rebondissements tous les quart d’heures, des plots-twists et des cliffhangers ; le cerveau ne doit jamais cesser d’être abreuvé de stimuli visuels et sonores. Le cinéma de Béla Tarr est tout l’inverse. Damnation est ainsi un film lent, ascétique et misanthrope, dans une extrémité rarement vue. S’il nous évoque par moments ses aïeux Le Désert Rouge d’Antonioni ou Stalker de Tarkovski, que le lecteur soit prévenu : à côté de Tarr, ces réalisateurs ressembleraient presque à Michael Bay et Gérard Oury.


S’ennuie-t-on, alors qu’il ne se passe presque rien à l’écran ? Tarr filme par de longs et lents travellings, des extérieurs tristes et désolés comme un lundi matin à Tchernobyl. En plan fixe et en noir et blanc, sa caméra capture l’averse qui ne mouille guère plus personne dans ce no-man’s-land. Elle sculpte en gros plans des visages burinés par le temps, minéraux comme la roche, avant de mettre en abyme leur mélancolie dans des panoramiques où se noierait l’âme humaine. Imaginez un tableau d’Edward Hopper, mais un Edward Hopper fauché, à qui on aurait volé ses tubes de gouache et qui serait contraint de peindre la solitude du bar de Nighthawks sans la moindre couleur. Voici les damnés de Tarr.


Béla faisait trembler tous les villages


L’ennui des protagonistes devrait-il nécessairement entraîner l’ennui de ceux qui les regardent ? Si la chose était aussi automatique, bien des carrières oiseuses d’influenceurs ne récolteraient aucune audience. On ne s’ennuie pas quand on admire les oiseaux de nuit de Hopper, car l’œil du démiurge questionne l’œil de l’observateur. Le cinéma de Béla Tarr se regarde comme on regarde un tableau. Il demande une vision active du spectateur pour saisir le mouvement esthétique de l’artiste. C’est en creusant dans l’aridité formelle de la toile animée du réalisateur hongrois que l’on perçoit, si l’on s’en donne la peine, le quotidien à la dérive de ces pauvres gens en sursis. Si l’on s’en donne la peine, on verra dans ces scènes fiévreuses de bistrot, l’espoir qui guette encore au coin de leur pupille ; si l’on s’en donne la peine, on entendra encore au détour d’un plan désabusé, l’accordéon souffler Les Pêcheurs de Perles de Bizet, comme on découvrirait le vestige immémoré d’une civilisation perdue. S’ennuie-t-on toujours ? C’est à vous de voir… et d’entendre.


« Toutes les histoires finissent mal. Toutes les histoires sont des histoires de désintégration » annonce notre anti-héros, lapidaire, en introduction du métrage. C’est un message à double-niveau de lecture, qui alerte aussi bien les protagonistes du film, que ceux qui les observent. Alors que le cinéma hongrois est plus menacé que jamais par le régime autoritaire de Viktor Orban, ce Damnation pré-apocalyptique résonne encore plus fortement, 35 ans plus tard. Il ne se rend pas si facilement le cinéma de Béla Tarr ; il résiste, il se mérite. Son cinéma n’est pas mort, il bouge encore.

Kieros
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le 22 févr. 2023

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