« Rien n’est plus proche de l’orgueil que l’humilité »

Pour son troisième film, Pedro Almodóvar frappe fort. Sur une base de burla et d’anticléricalisme forcené, Dans les Ténèbres brosse de très beaux portraits de femmes animées par un désir qu’elles intériorisent de façon si prononcée qu’un dérèglement les gagne et tend à se répandre dans le lieu pourtant sacré : le couvent. Il est très drôle de voir ce cadre religieux vidé de son mystère et de sa foi pour, en lieu et place, incarner l’espace de la débauche où germent les non-dits et les passions coupables. Il permet au cinéaste de capter l’essence de chacune de ses occupantes, et les isole par un subtil travail de la composition de ses cadres : pensons aux fenêtres filmées depuis l’extérieur et qui enferment les femmes dans des prisons de pierre, pensons au couloir rouge où circulent les sœurs et leur énergie érotique, pensons à cette petite fête dont l’aspect enfantin rappelle les goûters d’une bande d’amies le temps d’un week-end. Le personnage de Yolanda Bell traverse le couvent à la manière d’un courant d’air frais et relie les formes opposées, libère les corps par sa prestation musicale envoûtante, conduit d’ailleurs, en guise de clausule, la communauté à prendre le large. C’est dire que le film se pense comme une lente et folle dépossession, au sens religieux du terme : renoncer au démon que forme un ensemble de pratiques effectuées dans un déni total de leur signification première, détournées des intérêts du Ciel. En ce sens, Dans les Ténèbres ressemble à la retraite finale de Don Juan de Maraña dans Les Âmes du Purgatoire, nouvelle dans laquelle Mérimée poussait la séduction de son protagoniste principal dans ses retranchements les plus pervers et les plus radicaux, au point d’épouser l’adversaire qu’il n’a cessé de combattre : Dieu. « Rien n’est plus proche de l’orgueil que l’humilité », affirme très justement l’une des sœurs. Et Almodóvar se régale d’une somme de châtiments corporels qui transforment les femmes en figures masochistes malgré elles : un lit fait de clous, une bouteille de verre brisée au sol que des pieds nus viennent fouler. Découvrir Dans les Ténèbres, c’est d’abord rencontrer l’œuvre qui inspira, quelques années plus tard, Sister Act. C’est surtout assister à l’affirmation d’une vision artistique unique et passionnante qui, encore aujourd’hui, accouche de merveilles. Naissance d’un cinéaste soucieux de retailler le sacré en profanant par son art les espaces traditionnellement divinisés. Un art poétique loufoque et sublime.

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le 21 juin 2019

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