Je ne me distinguerai pas en affirmant que « Dans un recoin de ce monde » tient du prodige, il suffit de lire ou entendre les personnes en parler pour savoir combien l’émotion est immense, même si elle fut parfois abrupte ou douloureuse pour certains à visionner. Cela tient à trois points, indissociables et parfaitement orchestrés, le parcours de Suzu, la véracité du récit, l’élégance et le charme qui se dégagent de cette œuvre dès les premières minutes.
Suzu, que l’on va suivre du stade de l’adolescence à celui de l’âge de raison est sans doute le personnage le plus attachant du cinéma d’animation japonaise. Elle représente à elle seule la figure du courage, se relevant toujours de l’adversité qu’elle côtoie presque au quotidien. Elle se bat (contre les traditions, la maltraitance, la guerre…), se résigne tout en ne renonçant jamais à prendre le parti du meilleur, ce qu’elle réussit ma foi très bien. Elle devient à ce titre, emblème de tous les « hibakusha » d’Hiroshima et de Nagasaki qui des années durant, après les bombardements, ont du affronter, sans aide extérieure, la survie des plus forts, soutenir au mieux les plus faibles et s’atteler à reconstruire une ville sur les ruines de la douleur et de la mort. Mais
Suzu n’est pas pour autant désincarnée sous le poids du symbole. Elle est avant tout une petite fille, jeune femme et femme profondément attachante, généreuse et incroyablement digne. Chaque étape de sa vie (le film est présenté sous la forme chronologique d’un journal) est une raison d’espérer, donc d’apprécier le monde de l’instant tout en évoluant avec sagesse et une certaine idée du bonheur.
Suano Katabuchi éprouve pour elle la plus grande des passions qu’il livre à l’écran avec pudeur. Il n’en oublie pas moins le contexte. Suzu une fois mariée habite à Kure (rattachée administrativement à Hiroshima qui est sa ville natale). Le choix de cette ville n’est pas anodin puisqu’elle était à l’époque très récente (construite au début du siècle pour créer un port et une base militaire). A quelques encablures d’Hiroshima donc, le réalisateur prend une distance vis-à-vis du drame futur, pour mieux nous le faire vivre au moment voulu faisant de Suzu un témoin de l’horreur. Certes Kure a essuyé beaucoup d’attaques aériennes, mais l’habitation de la belle famille de Suzu est épargnée. On sent ainsi le drame monter en puissance, de jour en jour. Le quotidien ponctué par le bruit des sirènes, la peur, les privations, la résignation progressive. Là encore nous sommes sur un récit parabolique puisque la vie de Suzu et de ses proches s’inscrit dans ce que vit le pays. Katabuchi, avec ce travail extraordinaire de recherches qu’il a effectuées, se veut le plus près possible d’une vérité historique (le discours de capitulation de l’empereur, la fin du Yamoto…). Il place le spectateur dans une fiction aux valeurs authentiques.
Pour autant, il ne faudrait pas interpréter « Dans un recoin de ce monde » comme une œuvre fastidieuse ou frigide. Si l’onirisme de ce genre de production est absent, il n’en reste pas moins que le film est d’une beauté presque surréelle. Le trait est simple, presque enfantin parfois, mais d’une telle limpidité dans le choix de ses pastels, qu’il en apparaît évident et nécessaire au récit. Il n’appartient pas à l’équipe de Katabuchi, il est le reflet de la vision de Suzu (excellente dessinatrice au demeurant). Certes la vue sur la mer donne sur une escadre de bâtiments de guerre, certes le ciel est souvent lacéré de couleurs vives que provoquent les bombes, à la fin, le gris noir a tout envahi… et pourtant, il y a toujours dans un coin de décor un ou plusieurs éléments poétiques, de beauté… cela va d’une fragile libellule et autres insectes, à un ibis apeuré, de la luxuriance de la nature à une petite orpheline hagarde et affamée qui trouvera le salut. Ce graphisme d’idées contribue lui aussi à véhiculer le message d’espoir, si cher à Suzu.
« Dans un recoin de ce monde » est plus qu’un film sur la mémoire. Cette attaque dont le gouvernement américain (le Japon à terre allait capituler de toute façon quelques jours après) et l’empereur Hirohito (belliqueux jusqueboutiste et imbécile) sont honteusement responsables, a quand même rayé de la carte une ville et tué des dizaines de milliers de personnes (ne parlant que d’Hiroshima). Mais Katabuchi souhaite également apporter une reconnaissance aux survivants, ce qui leur a fait défaut. Car ni les "alliés" cantonnés pendant presque 10 ans sur place, ni le nouveau gouvernement post Hirohito n’ont jugé bon de les considérer comme des victimes, et pire encore de s’en occuper dignement. Dans ce contexte, Suzu apparaît alors comme le plus beau des porte étendards de la paix, celui de l’empathie digne, du courage de tous instants et de l’humanisme.