Alex Proyas est un drôle d'oiseau, qui le connaîtrait des années 2000 jugerait d'un cinéaste de science-fiction très moyen. Prédictions, I-Robot, pour ses productions les plus connues, ne sont pas des modèles de blockbusters réussis et donnent une vision très nuancée de sa courte filmographie. Pour s'intéresser à son travail il faut creuser, remonter le temps, au siècle dernier, aux alentours des années 80, 90, où son travail de clippeur pour les plus grandes marques (Nike, Coca-Cola, Icea-Tea) connurent un franc succès. De la même manière, bien avant de commencer les longs métrage, Proyas s'essaya aux courts, pour asseoir un peu plus ses expérimentations visuelles. The Crow, son deuxième film, le révéla aux yeux de tous mais ne rencontra pas le succès critique. En faute, notamment, à la mort accidentelle de Brandon Lee, tué par un morceau de balle réelle coincé dans un pistolet chargé à blanc. Cette adaptation de comics deviendra pourtant, au fil des années, assez culte aux yeux d'un certain public.
Mais c'est avec Dark City que Proyas expose toute l'étendue de son talent. A la fois scénariste et metteur en scène, l'ancien clippeur, aidé du célèbre David. S. Goyer, se fait remarquer avec cette œuvre unique, dystopique et mystérieuse qui résonne encore aujourd'hui dans l'inspiration de nombreuses science-fictions. On pense notamment à Matrix, dont il a prêté les décors le temps de quelques scènes, ainsi -par la même logique- qu'à tout ce qui a découlé de la révolution des frères Wachowski. Sauf que dans Dark City, les influences viennent plutôt d'hier : immense et imposante, l'énigmatique cité obscure (qui n'a pas de nom), fait immédiatement penser à Metropolis. Au style baroque, l'architecture conçu par les scénaristes pioche dans les compositions de SF allemandes des années 30, dans les films de Fritz Lang. Visuellement aussi, principalement lors des impressionnantes scènes de «synchronisation» où la cité se transforme, tout évoque le mouvement impressionniste, jusque dans l'utilisation des lumières où la transformation des immeubles. Les «Étrangers», similairement, ressemblent aux nosferatus d'Herzog ou de Murnau ; deux allemands, décidément. Fascinant pour l’œil, Dark City se flatte donc en même temps d'une culture protéiforme qui suinte tous les ports de son imagerie.
Le reste est du même acabit : anti-didactique, l'histoire se veut abstraite, silencieuse, singulièrement pessimiste. Le choix d'un personnage principal amnésique soutient le besoin narratif de perdre le spectateur en l'abreuvant de réponses à la goutte. Dans Dark City on n'en dit pas trop, on suggère, la lumière se fait dès lors l'habile ami d'un scénario qui n'éclaire que ce qui nécessite de l'être. Et si le paranormal ne nous rappelait pas régulièrement à l'ordre, on se penserait presque dans un film noir des années 40. Le polar n'est du coup jamais bien loin, le fantastique côtoie l'intrigue policière avec une facilité formelle qui doit beaucoup à William Hurt, dont l'interprétation, très sobre, familiarise avec le reste du paysage. Dans le même ton, Rufus Sewell, Jennifer Connelly et Kiefer Sutherland apportent à leurs rôles l’ambiguïté qui les caractérisent.
Si on devait sauver une œuvre de la filmographie du metteur en scène, ça serait clairement celle ci. Ce puzzle fantastique à l'identité visuelle très graphique a pour lui de ne ressembler à rien d'autre tout en donnant l'impression d'avoir fouillé un peu partout. Les références, heureusement à la hauteur, louvoient entre les mouvements picturaux du XIXe et le cinéma allemand d'avant guerre. Et la fin, sublimissime, confirme tout le talent d'un cinéaste dont le reste de la carrière n'aura été que l'antithèse de son œuvre la plus puissante. Un drôle d'oiseau on vous dit.