La haine est dans le pré
Un frère, rongé par la culpabilité, et une soeur, éloignée depuis 15 ans et traumatisée, se battent pour l'héritage de la ferme familiale. La haine est dans le pré et le silence des agneaux...
le 14 juil. 2018
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Clio Barnard excelle à filmer son Yorkshire natal, l’austérité somptueuse et sombre de ses paysages ; surtout lorsque, pour son troisième long-métrage et deuxième film de fiction, après « Le Géant égoïste » (2013), elle est servie par le directeur de la photographie Adriano Goldman. Adaptant, cette fois, non plus Oscar Wilde mais Rose Tremain, c’est dans cette nature désolée et grandiose qu’elle rapatrie l’essentiel de l’intrigue créée par la romancière britannique dans son livre « Trespass » (2010), traduit la même année par « Les Silences », et qui se déroulait dans les Cévennes. Ici, la bande son, dès le pré-générique, est bercée par le bruit de la mer et des vagues...
La nature est en effet le témoin et l’enjeu des drames humains qui vont se jouer en elle. Après un rapide préambule apprenant la mort d’un père, Clio Barnard filme le retour aux sources de son héroïne, Alice, que cette disparition autorise enfin à rejoindre la ferme des années d’enfance, ferme que lui a promise son père. Très tôt, à travers de brèves apparitions du père (Sean Bean), moitié flashbacks ou images mentales, moitié retour du fantôme, la réalisatrice campe le climat incestueux, de plus en plus précisément au fil de la progression du film, pour aboutir à une belle scène d’explication avec le frère aîné.
Puisque frère aîné il y a. Joe Bell (Mark Stanley) fournit le deuxième axe narratif, éveillant la rivalité autour de la question de la succession et de la légitimité dans la prétention à l’héritage : à qui la ferme devra-t-elle revenir ? Au petit mâle, qui s’est fidèlement occupé de son père jusqu’à sa mort, mais se révèle ensuite incapable de gouverner l’exploitation ou même de tenir sa maison ? Ou à la fille prodigue, qui a dû fuir le mâle dominant de sa maison, mais à qui celle-ci est promise et qui se montre apte à la reprendre en mains dès qu’elle y effectue son retour ? En peu de mots, avec une grande économie de moyens, Clio Barnard montre le caractère déchirant de ce questionnement. Un questionnement rendu d’autant plus aigu par la main-mise de la compagnie des eaux qui possède le bien et entendrait volontiers se l’approprier totalement pour le réaménager à sa guise. Éclate alors de manière particulièrement douloureuse, féroce, la rivalité qui peut opposer un frère et une sœur, d’autant plus ennemis qu’ils sont proches et unis malgré eux par toute une quantité de liens qui devraient les rendre sacrés l’un à l’autre.
Ruth Wilson incarne le personnage d’Alice avec à la fois une rudesse et une sensibilité hyperréactive qui rendent désarmante cette figure de sœur cadette, définitivement blessée par un amour trop sauvage et trop fougueux. Aucun jugement n’est toutefois porté et une fugitive remarque, lancée à propos de la mère depuis longtemps absente, pourrait même fournir un commencement d’excuse ou d’explication au comportement paternel... Une chute d’eau, cascadant non loin de la maison, vient régulièrement laver ce flot noir de sentiments obscurs et contradictoires ; seul espace matriciel, offrant une forme de régénérescence elle aussi non dénuée de violence ; espace sépulcral, également, comme tout abri qui se respecte...
Avec ce nouveau film de fiction, Clio Barnard s’affirme hautement comme l’une des nouvelles grandes figures du cinéma britannique.
Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Films où il est question de la paternité, frontalement ou latéralement. et Films dans lesquels l'eau joue le rôle d'un protagoniste
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le 12 juil. 2018
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