On peut s'estimer heureux si l'on arrive à la fin De l'autre côté du vent sans avoir décroché, d'une part, et si on y arrive sans avoir fait une crise d'épilepsie, d'autre part. L'expérience est particulièrement éprouvante, pour ne pas dire horrible, en termes de montage. Je ne sais pas si Peter Bogdanovich est le seul responsable du résultat, mais toutes les personnes impliquées de près ou de loin dans l'édition des centaines d'heures de rushes accumulées par Orson Welles mériteraient d'aller poser leur tête sur le billot de la place publique et remettre au goût du jour l'invention de Joseph Ignace.
L'histoire autour du film, de sa production, est sans doute la chose la plus compréhensible bien qu'elle soit particulièrement alambiquée. Welles tourna des images pour ce projet pendant plusieurs années au début des 70s, sans jamais parvenir à le terminer avant sa mort en 1985. Il aurait confié à Bogdanovich, paraît-il, le soin de le finir à sa place, mais la chose devint vite impossible pendant des décennies pour cause de problèmes de droits d'auteur entremêlés, faisant intervenir entre autres le beau-frère du Shah iranien et la dernière compagne de Welles, Oja Kodar. Netflix, grand chevalier blanc des temps modernes, rouleau compresseur économique et politique, a mis tout le monde d'accord il y a quelques années en déposant sur la table des millions de dollars pour mettre un terme à tous ces chipotages.
Pour quel résultat, c'est une toute autre histoire. Si l'on part du principe que le film dans le film (que les personnages dudit film dans le film, devenus acteurs dans le film, regardent par intermittence, entre deux coupures de courant), une caricature ambulante, pastiche à peine caché de Zabriskie Point (j'imagine que Welles n'aimait pas trop Antonioni), paraît plus réussi que le film lui-même, c'est qu'il y a un gros problème quelque part... C'est un véritable supplice d'essayer de suivre ce qui se trame dans la première couche de la fiction, l'histoire avec Huston (en dépit de sa classe monumentale) et Bogdanovich, à cause d'un montage épileptique, de plans affreusement brefs, de changements de caméras (y compris couleur / N&B) incessants, censés illustrer la multiplicité des points de vue. Sur ce point précis, Welles fut remarquablement avant-gardiste. Mais on est proche de la torture, et la lenteur du film dans le film permet de respirer, comme autant de moments salvateurs, alors que le contenu est globalement assez erratique. On retient principalement la présence de Kodar à poil, c'est tout. Et accessoirement la scène de sexe dans la voiture sous la pluie, en imper, doucement psychédélique. Et la mandale que se prend une journaliste à la fin, au drive-in, sans que cela n'émeuve personne.
Tout le film suinte le chaos désagréable, rempli de champs / contrechamps aussi lassants qu'irritants, farci de dialogues abscons, pour un résultat littéralement asphyxiant. On finit sur une dernière touche de grand n'importe quoi avec une séance de tir à la carabine sur mannequins exposés à l'extérieur, censée entériner le parallèle entre le film et le film dans le film. Difficile de remonter le fil embrouillé de la paternité pour savoir qui est vraiment responsable du rendu final, mais si on m'avait présenté ça comme un brouillon, je n'aurais eu aucune peine à le croire. L'écart entre la note d'intention et l'effet produit, en première réaction du moins, est abyssal.
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Quelques commentaires complémentaires, suite au visionnage de l'œuvre jumelle, Ils m'aimeront quand je serai mort.
Sans l'ombre d'une hésitation, et assez ironiquement, le documentaire est à mes yeux beaucoup plus intéressant que le film sur lequel il entend faire la lumière, un projet parmi de nombreux autres qu'Orson Welles avait démarré puis abandonné suite à des problèmes techniques ou financiers. Mais il est dans le même temps presque indissociable du visionnage de De l'autre côté du vent, aussi éreintant soit ce visionnage... Une chose est sûre, il permet de replacer beaucoup d'éléments dans leur contexte et mieux appréhender les multiples dimensions du film. En tous cas, joli coup de la part de Netflix qui produit le poison et son antidote dans le même mouvement.
Déjà, le titre. Une citation de Welles, ou du moins attribuée à Welles à son corps défendant, décrivant une situation dont je n'avais jamais vraiment mesuré l'ampleur : sa fin de carrière, et au-delà, depuis grosso modo La Soif du mal en 1958, fut une catastrophe, un périple, un long voyage en solitaire dans l'œil du cyclone. Le documentaire fournit une quantité conséquente d'informations qui permet d'analyser le film plus en détail, et qui plus est dans un montage légèrement kaléidoscopique, à l'image du film donc, mais dans une construction beaucoup plus structurée, intelligible, et donc agréable à suivre. Et, accessoirement, on a la confirmation de la présence de Dennis Hopper (bien plus présent ici) et Claude Chabrol (un ou deux plans tout au plus) sur le tournage, ainsi que de la référence directe à Zabriskie Point...
En perspective, au-delà du simple commentaire de texte sur un film, la carrière de Welles : celle de l'auteur de Citizen Kane presque malgré lui, dont toutes les œuvres qui suivront n'auront eu de cesse d'être comparées à l'aune de ce jalon. Triste sort qui hantera toute la suite de sa carrière, et qui confirme la dimension autobiographique (même s'il s'en défendra) de De l'autre côté du vent. Si l'on n'est pas vraiment sûr de l'origine de toutes ces vicissitudes, Hollywood ou Welles lui-même, on a par contre la certitude que le réalisateur était tout a fait conscient du montage-charcutage, et de la nature particulièrement chaotique du projet.
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