Bon, soyons sérieux. Bon. Alors. Oui. Bon, vous voyez mon embarras, je n'arrive pas à démarrer, je ne sais pas par quel bout le prendre ce bon dieu de film tant il est semblable aux précédents Audiard et tant Audiard est différent du reste des réalisateurs français. Je pourrais bien commencer par dire tout ce que n'est pas "De rouille et d'os" et qu'est le cinéma français actuel en général, mais on n'en finirait pas. Peut-être que les deux différences les plus significatives tiennent au sujet (il n'est pas question de bourgeoisie parisienne) et à la façon de le traiter (on vit avec la classe populaire, on ne la regarde pas d'en haut).

Sauf que ça on ne le sait pas au début du film, car Audiard nous lance sur une piste (la mutilation) pour nous entrainer sur d'autres. C'est selon moi une grande qualité du film de ne pas s'imposer un thème unique. Ou deux, ou trois. Comme c'est un point de discorde entre moi et d'autres critiques que j'ai pu lire ailleurs, je vais étayer. L'appréhension d'une personnalité se fait par la multitude des situations vécues, et l'influence que les autres exercent sur lui. Le personnage vraiment central ici n'est pas Stéphanie, la jeune beauté amputée des deux jambes, sur qui l'histoire semble s'orienter dans la première demi-heure (personnage qu'on a un peu de mal à cerner d'ailleurs, c'est peut-être un peu la faiblesse du film). Ce n'est pas non plus le gamin, dont le potentiel larme est trop souvent surexploité au cinéma. Non, le personnage est Ali, ce jeune père paumé, un peu naif, un peu simple, maladroit surtout qui, s'il fait parfois le mal, le fait par ignorance ou bêtise plutôt que par méchanceté. La vision ici est très « camusienne » : « le mal qui est dans le monde vient presque toujours de l'ignorance, et la bonne volonté peut faire autant de dégâts que la méchanceté, si elle n'est pas éclairée ». Sur ce constat moral, Audiard déroule la vie d'Ali. Et si l'on veut comprendre quelque chose à ce personnage, il faut comprendre quelque chose à son entourage, et il faut le faire vivre.

Les chemins empruntés ici sont caillouteux. On pourrait les appeler « les accidentés de la vie » mais ça sonne pathos à deux balles. Et là le style d'Audiard tourne à plein. L'intensité dramatique de certaines scènes est soufflante. La découverte par Stéphanie de ses jambes amputées, seule dans sa chambre d'hôpital, est un sommet ! Ce « qu'est-ce que vous avez fait de mes jambes », répété, pleuré, bavé presque, comme si des jambes étaient un sac que quelqu'un aurait pu égarer en son absence, est terriblement efficace. Cette seule scène catapulte Marion Cotillard dans une autre catégorie d'acteur. De même, les scènes de combat (surtout la première) sont très stressantes. Et tous ces moments où on sent monter le drame, au début comme dans cette dernière scène, peut-être un peu facile, du lac gelé ? Peut-être est-ce un peu trop ? Peut-être oui. Mais ça marche. On se sent pris à la gorge, profondément dans le film, immergé dans la mouise avec les personnages, mais avec tous les espoirs, toutes les victoires grappillées. Car si Audiard force parfois le trait, son but n'est pas non plus de nous boxer non-stop durant deux heures. Il ne refuse pas le plaisir de la victoire physique d'Ali, il ne refuse pas la remontée de pente, la joie, le bien-être, le pardon, le triomphe. Et visuellement non plus d'ailleurs, grâce à plusieurs paysages ou compositions visuelles parfois magnifiques.

Ce qui contrebalance aussi pas mal l'extrémité de certaines situations, d'enchainement de situations, ou de coïncidences un peu artificielles du scénario, c'est le naturel à tout épreuve des acteurs, qui vivent plus qu'ils ne jouent. Au risque de me répéter, cette caractéristique « naturaliste » constitue selon moi le point de clivage irrémédiable entre le cinéma d'Audiard et la quasi-totalité du reste du cinéma français, ou devrais-je dire du cinéma du cours Florent, qui se regarde jouer.

Concluons. On ne peut pas reprocher à un auteur d'avoir son style et d'avoir ses thèmes. Audiard n'est pas Burton, il ne fait pas des films creux avec pour seule signature un arbre tordu et une fenêtre bidouèle. Ce n'est pas parce que l'on reconnait sa patte que c'est un défaut. Et si « De rouille et d'os » était son premier film ? Toutes ces critiques s'évanouiraient d'elle-même et ce qui fait tout le sel de son cinéma serait porté aux nues. Pourquoi changer quand c'est si bon ? et pour quoi d'autre ? Peut-on changer aussi bien quand on a déjà développé un tel caractère ? Trouver des similitudes entre les films et jouer les blasés devient presque le jeu du cinéphile en herbe, et si tu connais la recette, tu as le droit de cracher dessus. Non... La vérité, c'est qu'on plonge dans « Rouille et d'os » comme on plonge dans les autres films d'Audiard, c'est-à-dire comme dans peu d'autres films. Pendant 2 heures on met sa vie entre parenthèse pour, certes, souffrir dans celle d'un autre, mais avoir à la fin l'impression d'avoir appris par l'expérience, d'avoir découvert des gens qui doivent, d'une manière ou d'une autre, exister près de nous, dans la rue, en France.
Pimprenelle
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le 2 juin 2012

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