« Tu t’en venais, rire des eaux, jusqu’à ces aîtres de terriens » Saint-John Perse, Amers, Strophe, I-4.

N.B : cette critique contient beaucoup de spoil.

Il y a huit ans sortait Mademoiselle, transposition fabuleuse d’une romance saphique anglaise dans la Corée occupée des années 1930. Decision to Leave s’en nourrit, et approfondit certaines des pistes que traçait le film précédent. Park-Chan Wook n’en a pas encore fini avec la question de l’amour à l’écran. S’il explorait en 2016 les possibilités visuelles et narratives du regard amoureux qui se cache et désire en secret — à travers maints subterfuges, miroirs, faux-semblants, parois de feutre dissimulant autant de judas — voilà maintenant qu’il s’offre les moyens d’en faire l’axe principal pour son nouveau long-métrage. Quoi de mieux en effet que la reprise du scénario de Sueurs froides pour justifier le recours à tous les tours, à tous les trucages et à tous les dispositifs possibles de mise en scène d’une filature coupable ? Un policier épie une femme suspectée du meurtre de son mari, s’en éprend, tombe immanquablement dans chacun de ses rets, et finit dupé… le réalisateur coréen tenait là une base narrative riche de ses motifs de prédilection : des personnages trompeurs et malicieux entre lesquels se noue une relation malsaine ; une intrigue multipliant les palinodies et les trahisons ; ajoutons-y la violence, quoiqu’elle soit ici moins marquée qu’à l’accoutumée.

Bien des choses ont déjà été écrites sur le film, ses thèmes, sa mise en scène ; tellement d’autres sont encore à dire. D’emblée, la précision millimétrée de la mise en scène force l’attention : quadrillage des intérieurs, précision balistique des angles de vue, glacis lustré du minéral et du végétal dans les scènes de nature. L’essentiel de la première partie est rendu du point de vue de l’inspecteur, et à son regard plein de convoitise se superpose celui, non moins voyeur, du cinéaste. Peu de films ont aussi superbement capturé le désir, sous ses formes visuelle, cela va sans dire, mais aussi sonore : il n’est que d’entendre les soupirs des personnages, les respirations tantôt haletantes, tantôt tremblantes qui émaillent leurs silences chargés d’érotisme. Saisissante, la scène où l’inspecteur insomniaque s’endort, bercé par le souffle de Sore. Le film réalise même cet exploit de rendre la dimension olfactive du désir lorsque, ayant gagné les toilettes du commissariat et s’étant méthodiquement enduit la main de parfum, Sore entame, à son retour dans la salle d’interrogatoire, sa séduction silencieuse. C’est comme si l’on respirait à ce moment la fragrance exhalée par ce bras, lascivement accompagné, dans chacun de ses mouvements, par l’œil attentif de la caméra.


Plus généralement, la question de la vue est fondamentale, à la fois en tant que faculté de perception visuelle et outil heuristique : voir quelque chose, c’est en même temps attester de sa réalité. Je peux voir cette chose, donc elle est là. « Je ne crois que ce que je vois », disent d’ailleurs les plus sceptiques, ceux qui, de leurs propres yeux, ont besoin d’examiner les preuves. Le détective est de cette trempe-là, lui qui reconnaît privilégier son sens visuel pour résoudre les enquêtes — lui, dont la mémoire visuelle est si développée que le simple fait d’apercevoir un mot de passe tapoté sur un écran suffit pour le retenir durablement — lui, enfin, qui confesse à Sore que l’origine de son amour ne tient à rien d’autre qu’à ce que celle-ci ait voulu voir le cadavre de son mari plutôt que d’en écouter la description. Cette fille est comme moi — et l’amour prit racine. Or, là réside précisément le cœur du problème : voir, ce n’est pas savoir. Tout l’échec du détective tient à cette confusion : d’abord incapable de soupçonner que la culpabilité se cachait sous des traits si adorables, il est tout aussi incapable, dans la seconde partie du film, de voir Sore innocente car il la sait par avance coupable. Les regards, y compris les plus scrutateurs, n’y changeront rien : n’échoue-t-il pas, à la fin, à retrouver son amante enterrée sous le sable, passant devant le petit monticule sans le voir. La vue n’est pas toujours un instrument fiable : le corps du mari de Sore, aux yeux grands ouverts et sur la cornée translucide desquels reptaient de répugnants nécrophores, avait déjà valeur de mise en garde. La brume, un autre motif récurrent, plusieurs fois évoquée dans le film à travers la chanson « Brouillard » de Lee Bong-Jo, pouvait aussi sonner l’alerte. Surtout quand, par la virtuosité de la mise en scène, la brume se fait sépulcrale, enveloppant alors de son linceul les deux protagonistes sur la montagne, l’inspecteur vidant les urnes funéraires des parents de Sore, les deux s’embrassant, enfin.



J’aimerais également faire cas d’un aspect, que je n’ai pas vu commenté aussi souvent que je m’y attendais, et quand bien même, d’une manière trop minorée : celui de la symétrie. Symétrie d’un film construit en diptyque à partir d’un axe central. À savoir l’ellipse qui fait suite à la décision de l’inspecteur de partir — là s’explique, au moins en partie, le titre du film — après avoir découvert la manigance de Sore. De part et d’autre de cette longue période passée sous silence, tout est rejoué, parfois scène pour scène. Tout est redit aussi, d’une partie du film à l’autre mais aussi d’un langage à l’autre, si bien que l’on peut considérer Decision to Leave comme une aventure de la reprise. Dans le sens musical du terme, s’agissant moins de rejouer à l’identique une partition que d’en changer légèrement l’interprétation, les modulations, le tempo. Quelques exemples, en complément des parallélismes déjà évoqués.


  • Les répétitions, d’une langue à l’autre. Il y a deux moments-clé où les répliques importantes ne sont pas redoublées. Dans la première partie du film, quand le détective invite Sore chez lui et lui avoue son attirance, celle-ci le lui fait dire en chinois. Seul moment du film, par ailleurs, où il parle chinois. À la toute fin cette fois, au cours de leur discussion au téléphone juste avant son suicide, Sore formule ses dernières paroles en chinois mais, interdite, se trouve incapable de les redoubler en coréen. Le bilinguisme ajoute véritablement au sel du film, car il permet d’aborder les limites du dialogue et de la communication ; Sore repasse toujours au chinois quand il est question de ses sentiments. Soit qu’elle ait jugé plus confortable d’exprimer l’inexprimable dans une langue mal comprise de son interlocuteur, et qu’elle ait trouvé dans l’automate de son téléphone de quoi mettre suffisamment de distance entre elle et son énoncé ; soit qu’au contraire, elle ait ressenti le besoin de dire et d’entendre les déclarations les plus importantes et les plus véritables dans sa langue maternelle.
  • Une anecdote qui fait sourire. Quand l’adjoint de l’inspecteur, personnage burlesque et ressort comique du film, perquisitionne, ivre, le domicile de Sore, il profère un avertissement : « la prochaine fois que vous tuez votre mari, [le détective] vous écrouera à coup-sûr » (ou quelque chose du genre…). Or quand plus tard les deux couples se croisent au marché, le conjoint de Sore (qui ne tarde d’ailleurs pas à mourir !) s’introduit lui-même en ces termes de « prochain mari » ; un détail mordant d’ironie.
  • L’histoire de la méduse et sa répétition tragique. Un autre passage fondamental, l’un des plus importants, pour moi, qui présente un axe de symétrie narratif très fort. Quand Sore aide le détective à s’endormir, elle lui narre une histoire curieuse : elle lui demande de s’imaginer à la place d’une méduse, qui comme toute méduse est sourde, aveugle, et dépourvue de conscience, et de ne faire qu’un avec l’océan. Pour trouver le sommeil, il lui faut engourdir ses sens et opérer une dissolution mentale de son moi. Une histoire qu’elle semble rejouer, pour de vrai cette fois, lors de son suicide lorsqu’elle se laisse submerger. Elle accueille l’eau les bras presque ouverts, sans résistance, filant ainsi cette image de la dissolution. Saoule dans son trou de sable, elle vient tout juste de boire toute une bouteille d’alcool (et l’on sait comment celui-ci engourdit les sens, la rapprochant davantage encore de la méduse). J’en profite pour faire le lien avec le verset de Saint-John Perse en ouverture : un aître désigne un terrain libre pouvant servir de cimetière à proximité d’une église. J’ai trouvé que ces « aîtres terriens » faisaient joliment écho au tombeau sableux que Sore s’est choisi ; à plus forte raison, son suicide procède un peu de ce malicieux jeu du chat et de la souris qu’elle n’a eu de cesse de mener avec l’inspecteur. Ultime pied-de-nez, faisant entendre à celui qui la cherche sur la plage comme un « rire des eaux »…

Maints autres parallèles et répétitions sont à déceler, mais ma mémoire comme mon attention fatiguent, et cette critique est déjà bien assez longue. Je sais néanmoins qu’il me faudra plusieurs visionnages pour pleinement apprécier ce film, que je classe parmi mes préférés du réalisateur. Et je trouve que c’est condamner un peu trop hâtivement le film que de lui reprocher d’avoir tout misé sur la forme, sur sa beauté formelle et son dispositif de mise en scène, au détriment du fond. Pour moi au contraire, le mérite du film est d’avoir tenté, au prix peut-être de la lisibilité ou de l’action, de rendre signifiant jusqu’au plus petit détail du récit. Une dernière idée pour finir : ici, comme dans Mademoiselle, le réalisateur fait un très bon usage du contexte sociopolitique sur lequel le film fait fond : le cadre est matrice d’intrigue. Dans Mademoiselle, l’arnaque montée de toute pièce n’aurait pas vu le jour, n’était la situation précaire d’un pays appauvri par la guerre et humilié par l’occupation japonaise. Et le spectateur est libre de voir allégoriquement résolu le conflit, dans les amours victorieuses d’une roturière coréenne et d’une dame japonaise. Dans Decision to Leave là encore, il n’y aurait eu scénario sans la question des immigrés chinois clandestins, dont Sore fait partie, et du chantage dont se rendent coupables certains fonctionnaires pourris délivrant les visas au faciès, et moyennant faveurs. Dans un cas comme dans l’autre, le substrat social et politique imprime lointainement ses enjeux sur l’intrigue-même. Des choses seraient également à dire de la question des vieux : comment expliquer que Sore, si absolument appréciée des personnes âgées, en tue deux, chaque fois avec leur consentement et même : à leur demande. Marginale, mais bien amenée, la question du droit à la mort des anciens se fait jour. Je parlais un peu plus haut de cette volonté du réalisateur de rendre signifiants tous les éléments de son récit : nous en tenons là deux beaux exemples.


Alors, Decision to Leave, thriller psychologique, romance sur fond policier ? Un peu des deux. Autant dire ni l’un ni l’autre. Mêlant rêverie poétique, réflexion en creux sur le regard, film policier, amour impossible, spectres, le onzième film de Park-Chan Wook est assurément une franche et authentique œuvre de cinéma. De grand et puissant cinéma.

Quel jour, en dernière analyse, peut-on jeter sur le suicide de Sore ? Exprime-t-il l’impossibilité d’un amour criminel ? Est-ce un sacrifice visant à dissimuler les preuves de sa liaison avec l’inspecteur ? Une fuite vers l’avant ayant pour objectif de sauver son amant de l’inertie dans laquelle sa dépression le plongeait, en relançant l'affaire ? Sûrement un peu tout cela ; et bien plus encore. Quand à moi, j’aime y voir un dernier renversement. Tout le film durant, Sore était celle qui trouvait et retrouvait l’inspecteur, d’abord pour se jouer de lui — elle le photographie à son insu, assoupi dans sa voiture — par amour ensuite : elle parcourt à dessein presque toute la Corée pour fuir dans la bourgade où il vit et travaille, en vue de la possibilité d’une reprise. Or c’est tout le contraire que son dernier geste appelle : enfouie sous l’estran, il s’agit peut-être moins de retrouver l’inspecteur que d’accepter, en fin de compte, d’être trouvée par lui.



9,5/10.

Utoptia
9
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le 25 juil. 2022

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