Jamais.
Non, jamais je ne suis parvenu à rentrer dedans.
On aura beau mobiliser tous les arguments formalistes qui soient – arguments que ce Decision to Leave peut fournir à foison et ça je l’entends – que malgré tout ça ne changera rien à ce terrible constat que j’en tire : en ce qui me concerne donc, jamais je ne suis parvenu à rentrer dedans.


Parce qu’en effet – et j’insiste d’emblée sur ce point histoire de dissiper tout malentendu – je reconnais que, sur de nombreux aspects de son onzième long-métrage, Park Chan-wook s’est montré à la hauteur de ce à quoi il avait su nous habituer : compositions esthétisantes et impactantes, prises de risque régulières dans ses modalités de narration ou bien encore développement dense d’une histoire au propos qui se veut ambitieux…
…Donc oui, je peux aisément comprendre qu’on se retrouve pleinement dans cette dernière réalisation de l’illustre auteur d’ Old Boy, mais là ne sera donc pas le propos.
Le propos me concernant portera sur ce constat donc…
...Ce constat selon lequel, sur moi, ce film a fait l’effet d’une goutte de pluie glissant sur un ciré.


Car dire qu’on a été hermétique face à un film est une chose, mais comprendre pour quelle raison il en fut ainsi demeure une démarche bien plus intéressante ; démarche qui est d’ailleurs le cœur même de l’exercice critique.
Et qu’on se le tienne pour dit : d’habitude je ne suis pas du genre à cracher sur les qualités sus-citées et qui sont caractéristiques du cinéma de Park Chan-Wook. Qu’il s’agisse de sa trilogie vengeresse, de Thirst ou bien encore de son récent Mademoiselle j’ai souvent été client de sa générosité formelle et de son sens de l’élan.
Pourtant là, le dispositif n’a jamais été en mesure de m’emporter et cela, je pense, pour plusieurs raisons.


D’abord notons que, pour cette fois-ci, le maitre coréen s’est risqué dans la voie du polar. Alors certes, on pourrait fort légitimement se dire que ce n’est pas forcément une nouveauté pour lui tant certains de ses films se structuraient déjà autour d’une intrigue à enquête et à résolution (je pense notamment à Old Boy), mais il n’empêche que jusqu’alors, le cinéma de Park avait toujours privilégié une structure narrative davantage centrée sur l’accomplissement personnel du héros ou de l’héroïne plutôt que sur le dévoilement progressif d’un mystère.
Or, sur ce point, je trouve que dès le départ ce Decision to Leave ne sait pas vraiment sur quel pied danser.
D’un côté il y a une enquête à mener et de l’autre le parcours personnel du héros policier. En soi rien d’incompatible bien sûr, mais avec la narration tout en emphase de Park, les informations fusent dès les premières minutes dans tous les sens.
Entre d’un côté le fait de poser le héros, sa relation avec sa femme, sa relation avec ses collègues, sa relation morbide avec ses affaires et de l’autre côté poser l’affaire centrale autour de laquelle va tourner le film, ses acteurs, ses antécédents, ses ramifications, l’intrigue génère dès son introduction un gigantesque embouteillage informationnel qui nécessitait de faire des choix drastiques.


Or, ici, Park a manifestement fait le choix de la clarification au détriment de la subtilité.
Parce qu’il y a une enquête policière impliquant quelques retournements de situation et autres résolutions de mystères, beaucoup de choses sont dès lors explicitées grossièrement. Chaque élément-clef est justifié, stabyloté – parfois même en étant énoncé clairement par les personnages – afin d’éviter que le spectateur s’y perde…
Le problème c’est qu’en procédant ainsi, c’est toute l’approche qu’on se fait des personnages qui s’en retrouve appauvrie. Chacun se retrouve régulièrement réduit qu’au simple rôle d’énonciateur d’éléments d’enquête, la densité de la narration interdisant ces moments de suspension durant lesquels nos sens sont davantage sollicités pour cerner toute l’ambigüité de la situation.


Le souci c’est que ce choix se révèle au final totalement contre-productif, notamment au regard de la tournure prise par ce Decision to Leave. Parce qu’à bien tout prendre, une fois ingérées les 139 longues minutes de ce film, il apparait assez manifeste que le cœur du propos portait moins sur l’affaire policière que sur les personnages, leurs sentiments et la manière dont ceux-ci se sont eux-mêmes piégés à leur propres jeux de dupes. Dès lors, avoir réduit ces derniers qu’à de simples énonciateurs d’éléments narratifs n’a finalement contribué qu’à désincarner et assécher l’ensemble de la démarche.


De toute façon, de manière générale, ce film souffre vraiment du fait d’avoir voulu jouer trop de chevaux à la fois sans avoir suffisamment réfléchi à la cohérence de la démarche d’ensemble.
A la fois film de course-poursuite sur les toits et de combats à coup de couteaux et de gants en côte de maille, à la fois film d’enquêtes à révélation, à la fois film d’introspection des tourments de ses personnages, tout ça part un peu trop dans tous les sens sans parvenir à poser l’essentiel.
D’ailleurs, tel un syndrome de cette incapacité à réduire le superflu au service du fondamental, l’intrigue finit par se saucissonner en tronçons dont les ajouts prennent de plus en plus des allures de kystes.


Je pense notamment à cette idée de relancer une deuxième affaire policière dans la foulée de la première. A ce moment-là, la barque s’est clairement renversée. Voilà qu’il fallait à nouveau reposer des éléments d’enquête, rétablir un nouvel arc narratif au sein de l’intrigue générale, redéfinir les personnages au regard de leurs évolutions respectives…


Et de cette accumulation d’éléments, Decision to Leave n’en tire finalement que de la confusion et surtout de l’incohérence, notamment dans la définition de ses personnages.


D’un côté le revirement du personnage de Soré est trop radical pour qu’on puisse vraiment chercher à le comprendre. De l’autre Hae-Joon maintient ses sentiments à l’égard de Soré quand bien même celle-ci a été démasquée dans sa duplicité et surtout quand bien même s’est-elle radicalement transformée.


Et le pire c’est que malgré ses 139 longues minutes, le film ne parvient pourtant pas à gérer et à accomplir l’ensemble de ses arcs.


Que devient le collègue violent avec son masseur électrique ? Très présent au début il disparait sans explication sur la deuxième partie du film. Un élément de scénario dont on serait donc en droit de considérer qu’il était clairement de trop. Et encore, ce n’est qu’un exemple parmi quelques autres…


De tout cela j’en tire un amer bilan.
Voilà un auteur installé qui, par son nouveau long-métrage, se livre à une véritable prise de risque et tout cela en cherchant à rester fidèle à un cinéma riche et complexe, mais le fait est que malgré tout je n’arrive à rien en garder.
D’une part je n’en garde rien parce qu’à aucun moment je ne suis parvenu à voir dans cette démonstration formelle autre chose qu’un simple exercice factice ne sachant se mettre au service de la démarche développée, mais d’autre part j'ai d'autant moins réussi à en garder quelque-chose qu’à mes yeux – et tout du long de son déroulement – ce Decision to Leave n’a fait que vivre dans l’ombre d’un autre film qui, trente ans plus tôt, a arpenté le même sillon mais avec indéniablement beaucoup plus de succès…
…J’entends parler ici du Basic Instinct de Paul Verhoeven.


Car qu’est-ce que Basic Instinct si ce n’est l’histoire d’une rencontre entre un policier et une suspecte qui le malmène dans ses convictions ?
Initialement, le détective Nick Curran est pourtant convaincu de la culpabilité de Catherine Tramell. Ce qu'il attend juste c'est de trouver les éléments qui lui permettront de la confondre. Problème : la jeune-femme se révèle finalement plus complexe et les convictions de l’enquêteur se mettent à vaciller.
On est dans le même genre d’intrigue, avec le même type de propos, pour pratiquement aboutir sur le même genre de dénouement. Seulement là où le film de Verhoeven surpasse à mes yeux – et sans concurrence possible – celui de Park, c’est que le premier bénéficie d’un sens de l’épure et de la cohérence que le second n’a pas.
L’enquête est finalement presque secondaire dans Basic Instinct. Ce qui compte c’est le relationnel Curran / Trammel et toutes les tensions qui entourent le protagoniste principal. Chaque scène n’explicite rien mais passe son temps à semer des ambigüités et à travailler les sens du spectateur avec l’espoir que lui aussi ressente cette corruption de la raison par l’émotion.


Pas de retournement de situation permanent ni de plans diaboliques régulièrement dévoilés dans * Basic Instinct*. Pas d’effet de manche et de fioriture déstabilisant la démarche d’ensemble non plus. Tout le dispositif narratif et formel n’existe que pour être au service de cette tension centrale : dispositif qui explique d’ailleurs que j’ai vécu les dernières minutes du film de Verhoeven en retenant mon souffle, alors que face à la conclusion du film de Park je n’ai su être au mieux qu’incrédule et à moitié somnolant, m’étonnant encore de relever des incohérences et des absurdités dans un moment qui se devait être pourtant une véritable apothéose.


Parce que bon, il faut en parler de cet étrange plan de Soré consistant à se creuser un trou dans la plage afin de se laisser noyée par la marée… Je ne sais pas vous mais moi ça m’a laissé pour le moins dubitatif. C’est censé marcher comment au juste ? Qu’est-ce qui l’empêche de remonter à la surface une fois le trou rempli ? Qu’est-ce que ça change d’ailleurs de se mettre dans un trou au lieu d’aller s’asseoir dix mètres en contrebas mais sans trou ?
…Et pourquoi se suicide-t-elle d’ailleurs ? Parce qu’elle était tombée amoureuse de Hae-Joon ? …Heureusement que ça a été textuellement dit cinq minutes plus tôt parce que, personnellement, au regard du peu d’expression des personnages et du peu de moments qu’on nous a laissé pour nous interroger à leur sujet, j’avoue que je n’en avais rien perçu.
Autant dire que j’ai vécu cette scène comme un cheveu sur la soupe ; scène que l’ensemble du film n’avait clairement pas contribué à installer.


Ainsi, jusqu’au bout donc, je ne serai jamais parvenu à rentrer dedans.
Jamais.
Et même si au final il n’y a là-dedans ni drame ni péril en la demeure, je ne peux m’empêcher de regretter qu’un auteur de haute volée comme Park Chan-Wook finisse lui aussi par dévisser, au point de perdre le fil de ses propres intentions.
Comme un étrange signe du destin d’ailleurs, il a fallu que ce film intitulé dans sa langue originale Heeojil gyeolsim – soit littéralement « Décision de morceler » – ait été au final traduit à l’international par Decision to Leave, soit « Décision de partir ».
Comme quoi, à trop fragmenter son art et sa narration, le grand Park Chan-Wook des années 2000 prend malheureusement le risque de nous quitter…
En espérant donc qu’à l’avenir il sera reprendre son destin en main…
…Et s’éloigner – on l’espère tous – de ces factices instincts.

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le 3 juil. 2022

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