Battements de Poésie dans les Engrenages du Sang

Stan, artiste sans ressource, trouve emploi et logement dans un immeuble délabré de banlieue pour traverser un temps l’atmosphère délétère d’une vieille France rationnée. Là, les habitants survivent de la détermination cannibale du propriétaire, le gras boucher les loge et les nourrit. La viande ? Il faut, régulièrement, faire venir un nouveau locataire.


Stan rencontre Julie, la fille du boucher, et son séjour ne sera pas celui qu’espérait les voisins.


Ni film d’horreur angoissant ni comédie romantique aux giclées sanglantes, le premier long métrage de Marc Caro et Jean-Pierre Jeunet,



uchronie de la misère où pousse le bonheur malgré tout,



fait dans la galerie de gueules et de portraits tendres et décalés, oppose la mécanique organisée d’une micro société à la poésie libertaire de l’épanouissement personnel, et propose un superbe divertissement de l’étrange et des ficelles éblouissant d’efficacité.



Galerie de gueules :



le boucher en tête bornée, Jean-Claude Dreyfus, impeccable de grasse férocité aux appétits voraces, sert la grande gueule et le corps imposant ; Karin Viard, maîtresse lascive et sourire facile, égrène ses charmes ; Ticky Holgado, père de famille faible et influençable, veule et affamé, apporte le relief de son accent comme une pointe de soleil malgré lui ; Anne-Marie Pisani, son épouse, se révèle plus proche du boucher que de son mari dans l’avidité crasse et pratique ; Chick Ortega, le facteur, volontaire et benêt, fait une brute niaise et menaçante de stupidité ; Edith Ker, la grand-mère débile, Rufus et Jacques Mathou, les frères Kube qui fabriquent des cylindres à meuglement, Jean-François Perrier et Silvie Laguna, le couple bourgeois hanté par les voix dans les tuyaux, sont les compléments de ce voisinage malsain ; les troglodytes enfin, armée de résistance extirpée des égouts en combinaisons de latex amples et bruyantes, menés par Maurice Lamy, sont les rats rampants et répugnants qui rongent irrémédiablement l’assise du système. Dans le chaos mécanique aux multiples ficelles que tirent méticuleusement les deux réalisateurs, toutes ces gueules ont leur histoire et chacun de ses enjeux secondaires trouve sa place dans le puzzle général de l’intrigue, chacun y tire une ficelle précise indispensable à l’équilibre de l’édifice chorégraphié au millimètre.


C’est au cœur de ce monde dégueulasse de crasse humaine, espoirs sués et avidités dégoulinantes au coin de la bouche, qu’évoluent Dominique Pinon et Marie-Laure Dougnac, Stan le clown désabusé et Julie la jeune fille au trop grand cœur.



Deux innocents rassemblés par la douceur,



la naïveté et la poésie de leurs insouciances déplacées dans ce monde d’oppression constante, deux vents frais qui dansent sans souci des conséquences dans le brouillard épais de la mécanique organisée de leur survie.


Dès les premières séquences, le travail sur le son est remarquable et instaure un climat étrange, oppressant, mécanique, réglé. L’arrivée de Stan pose alors l’emballement quotidien avec cette première parenthèse de poésie, danse des bulles de savon pour le plaisir des enfants, la rencontre furtive idéale quand Julie surprend le spectacle. Le quotidien prend le dessus, les mécaniques quotidiennes de chacun se réinstallent, se développent, c’est la séquence culte où chacun s’affaire au rythme des grincements et chuintements de l’immeuble qui craque et vibre et vit : peinture au plafond, tapis martelé, respirations de la pompe à vélo, halètements du sexe et grincements du lit, violoncelle emporté ou tricot acharné, tout commence dans l’anodin puis s’emballe, s’excite, s’emporte jusqu’à l’orgasme, jusqu’à l’éclatement, jusqu’à la chute.


« Je suis myope comme une taupe, un vrai brouillard
- C’est vrai qu’on s’y perd. »


Bientôt les deux amants se tournent autour, timides. La séquence du thé est un nouveau ballet de mîmes au millimètre et la complicité des deux êtres s’affirme en tendresse et en poésie jusqu’au baiser soufflé au front de plumes, d’une douceur romantique dont Jean-Pierre Jeunet se rappellera lors du Fabuleux Destin d’Amélie Poulain. Dans l’immeuble, Stan se sent bien, ne saisit pas les regards gourmands qui l’observent. Julie, alarmée pour deux, ne sait comment dire l’indicible à l’artiste naïf dont elle s’éprend. Dans une comédie de l’horreur à la mécanique millimétrée, c’est une poésie du dérèglement qui bat les pulsations d’humanité qui lient les cœurs innocents de ces deux personnages lumineux, et les animent d’une foi intense au bonheur.


« Vous allez finir à mes crochets »



Dans une caricature macabre et burlesque



du Paris sous l’occupation, Caro & Jeunet auscultent les mesquineries et les manigances des vilaines gueules obnubilées par la survie, et leur oppose l’insouciance enfantine de l’amour, la musique et la danse. Dans l’exacerbation constante des arrangements moraux décalés des gueules avoisinantes, l’artiste Stan et les quelques danses et chansons qu’il sème illuminent de normalité légère le rouleau assourdissant du quotidien. Les bricolages de causes et conséquences mécaniques en vue d’un suicide où elle n’a plus rien à faire qu’attendre occupent les journées d’Aurore, rendue folle par les voix dans les tuyaux qui occupent Roger Kube dans le dos de son frère Robert, amoureux de ladite Aurore, et dans les mécaniques réglées de l’immeuble dégénéré, Stan vient faire le grain de sable que les réalisateurs inventifs et visiblement passionnés de bricolages, s’amusent à observer. Laissant la poésie vivace et naturelle du chaos de la vie prendre le dessus sur l’organisation morose et mortifère des conforts égoïstes de l’homme.


Maîtrise du rythme, du suspense, de la narration, Delicatessen fait une fameuse carte de visite aux deux réalisateurs, une véritable leçon de montage au couteau autant que dans le coton, un impressionnant puzzle narratif malicieusement composé d’autres mécaniques qui s’emboîtent les unes les autres avec une fluidité entraînante, passionnante.



Burlesque macabre, uchronie désuète,



montage méticuleux, décors et mécaniques, pulsations de vie et d’amour, tout le cinéma de Caro & Jeunet est là, un univers déglingué, bancal, dans lequel seules les âmes d’enfants voient encore la lumière, la magie des couleurs, l’espoir et le bonheur.

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