Crash
Durant un accident de voiture, sa femme décède et lui survit. Alors que Davis devrait pleurer sa tristesse et être submergé d’un chagrin insurmontable, il ne ressent rien, continue son train-train...
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le 14 avr. 2016
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A croire que Gyllenhaal aime se frotter aux personnages borderline, bizarres, difficiles à appréhender, à la psychologie contrariée : journaliste voyeur dans Nightcrawler, individu troublé par la découverte de son sosie dans Enemy, l'acteur endosse cette fois pour Jean-Marc Vallée le rôle d'un banquier veuf qui perd sa femme dans un accident de voiture.
La première scène donne le ton : une conversation banale entre un couple dans un habitacle soudain brutalement interrompue par un énorme choc. On retrouve l'homme a l'hôpital. Son beau-père lui annonce que sa femme est partie.
Là où l'on attendrait du pathos, des larmes, des cris pour faire écho à la douleur qu'on imagine celle du jeune veuf, on trouve un mec imperturbable au visage glacé qui va tranquillement s'acheter un paquet de M&M's au distributeur. Pas un sanglot, pas un regard triste.
Rien. (Et le synopsis sur SC ment à ce sujet, aucune dévastation à l'horizon - et c'est bien là d'ailleurs le coeur du propos)
Est-il autiste ? Fou ? Victime de ce mal qu'on appelle l'alexithymie et qui est cette impossibilité à ressentir et verbaliser ses émotions ? Nous n'aurons véritablement la réponse qu'à la toute fin du film donc il faut être patient et accepter de ne pas tout comprendre. On dira qu'il s'agit d'un long cheminement pour extraire et parvenir à exprimer une souffrance lointainement enfouie. Comme un soudain déblocage.
Et de déblocage, il sera beaucoup question dans ce film inattendu, à la fois étrange, drôle et finalement touchant qui voit également apparaître la divine Naomi Watts, très en forme en mère survoltée qui s'interroge sur son couple.
Jean-Marc Vallée nous offre un personnage pas vraiment facile à comprendre : Davis/Gyllenhaal paraît inaccessible à la douleur, adopte des comportements très limites qui pourraient vers faire signe vers une certaine folie : la mort de sa femme est-elle le moment pour lui de décompenser, de franchir la ligne qui le sépare des gens normaux qui autour de lui ne saisissent pas son absence d'abattement ?
Sa soudaine obsession pour l'échange épistolaire avec le service client de la machine qui n'a pas daigné lui rendre sa monnaie (quelle trouvaille du scénario !) puis par métonymie pour Karen, son acharnement systématique à tout démonter autour de lui pour voir ce que cachent les objets dans leur ventre, ses façons bizarres de s'adresser aux autres à la limite de l'autisme (plus aucune barrière sociale, absence totale d'hypocrisie et de surmoi) sont autant d'éléments qui nous montrent le glissement mental de cet individu pour le moins chelou.
Pourtant, Davis n'est pas totalement barge, il est même plutôt sympa, diplomate et à l'écoute avec le fils un peu perturbé de sa nouvelle amie Karen avec qui il entretient une relation complexe aux relents mi-paternels, mi-fraternels et avec qui il aura cet échange plein de vérité et qui résume bien la situation :
You're a fucked-up kid.
You're a fucked-up adult.
Comme toujours chez le grand Jean-Marc Vallée, la musique tient une place essentielle. Elle enrobe les personnages et les situations avec beaucoup de grâce, suspend le temps, ralentit sa course du moins, avec une élégance jamais démentie : musique électronique planante dans Café de Flore, classiques intemporels du rock et de la soul dans C.R.A.Z.Y, et ici riffs survitaminés et punchy, notes de la Bohême d'Aznavour qui accompagnent sans doute les plus belles scènes du film.
Il faut voir cet homme renouer avec son enfance, danser en public en se foutant du regard des autres, faire d'un canapé une cabane de gosse, tout casser dans sa maison... Je n'ai pas pu m'empêcher de voir dans cette (assez choquante) scène de destruction de la maison une belle métaphore, une intéressante mise en abyme du cinéma et du jeu : l'acteur détruit le décor dans lequel il joue, il révèle que le paysage dans lequel il évolue n'est rien qu'un amas de cartons facilement démolissable. L'adulte détruit sa construction normée d'adulte pour retrouver une forme de brutalité, de nature, de sauvagerie qui sont le propre de l'enfance non policée. C'est à ce prix qu'il peut grandir et faire son deuil. Davis fait table rase. On dirait qu'il veut mettre a l'épreuve la fameuse phrase de Kipling :
Si tu peux voir détruit l'ouvrage de ta vie et sans dire un seul mot te mettre à reconstruire, alors tu seras un homme, mon fils.
Le montage est extrêmement réussi qui parvient par des flash à nous placer dans la tête de celui qui cherche à être touché (littéralement - comme en atteste une certaine scène en forêt), cherche à faire sortir de lui ce cri et ces larmes qui demeurent embouteillés dans son for intérieur. Les souvenirs heureux refluent dans sa mémoire, photos partielles d'un tableau conjugal qu'on devine plus sincère que ce qu'il prétend avec son bouleversant :
I was not in love with my wife.
Davis est avant tout cet un individu qui cherche maladroitement à se protéger, à se convaincre lui-même qu'il est fort, qu'il n'a pas mal, un homme qui se fige dans une minéralité émotionnelle impossible à tenir sur le long terme tant l'humain est un être d'affects, sans cesse assiégé par de nouveaux attachements.
On rit souvent dans ce film original et très bien mené, qui soulève des questionnements profonds sur l'enfant que l'on fut et que l'on recroise toujours à un moment donné de notre chemin, ce petit être à qui l'on doit des comptes une fois devenu adulte... Et comme il est bon de se sentir libre du regard des autres, de se détacher de la grande mise en scène de la normalité et du jeu social pour suivre son ressenti et ses envies.
Et puis cette scène de fin si belle, ce carrousel scintillant sur la plage, cette joie partout - et ce clin d'oeil à Café de Flore, avec la présence de petits enfants trisomiques aux visages souriants : à chaque fois, Jean-Marc Vallée me cueille et me renverse, que voulez-vous.
Etrange coïncidence, je découvre en même temps que ce film le superbe Solarium de Radio Elvis, dont le texte m'évoque tant cette histoire :
Alignons le désert, faisons le point sur nos
Révélations. Déjà les choses t'échappent
Dans le départ proche
Autour de toi s'écroule ce que tu croyais là
Immobile en surface
Voyage au bout d'un monde,
Le moindre bruit s'efface
Dans l'étendue trop vaste
Et n'être plus qu'une ombre
La menace d'un vestige
Autour de toi s'écroule ce que tu croyais là
Un objet cinématographique surprenant et un tantinet obscur, qui demande réflexion, interprété par des acteurs brillants, tantôt émouvants, tantôt drôles, le tout accompagné d'une photographie impeccable et d'une bande-originale délicieuse : encore une victoire des Québécois !
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Créée
le 18 févr. 2017
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