Nous tenons peut-être là une nouvelle preuve que dans le cinéma suisse, l’innovation se trouve davantage dans les espaces germanophone et italophone que dans la partie francophone du pays ! De l’autre côté de la Sarine, loin de la bande des quatre, de ses postures tourmentées et de ses fatigues existentielles, on trouve un cinéma vif, inventif et surtout dépourvu de ce complexe très romand qui voudrait éviter à tout prix de faire du “populaire”. Mathieu Seiler avait déjà attiré mon attention il y a quelques années avec un film très réussi quoique d’un abord moins facile, "Stefanies Geschenk" (1994), que le NIFFF avait projeté en 2010 à l’occasion de sa grande rétrospective sur le cinéma fantastique suisse.

Un jeune couple, Maxim et Natalie, part en pique-nique dans la forêt avec leur fille Flora ainsi que Stella, la sœur de Natalie. Après avoir bu quelques gorgées d’une brique de jus d’orange trouvée dans un torrent (la marque Hohes C réapparaît à plusieurs reprises avec une certaine insistance), tout le monde s’endort dans les sous-bois, et au réveil, Maxim a disparu et les trois femmes/filles se découvrent blessées et les vêtements en lambeaux. Les trois actrices, qu’on trouvait un peu moyennes durant les vingt premières minutes du film, révèlent alors tout leur talent et donnent une vraie dimension au film, qui oscille entre l’énigmatique, l’épouvante et même un certain humour. Le réalisateur choisit de dérouler son récit sur un mode complètement linéaire, et c’est cette linéarité qui donne à son histoire l’aspect d’un conte. Flora sautillant dans les bois a des airs d’Alice avec sa robe rose et les deux femmes, échevelées et drapées de haillons sexy, semblent tout droit sorties d’un film de Jean Rollin. La longue situation initiale – le trajet en voiture, la pause durant laquelle le père fait des élongations pendant que sa fille urine sur des fraises des bois, le pique-nique à l’issue duquel les femmes se jettent sur la viande comme des bêtes sauvages – donne, plus encore que la suite, l’impression d’une chronologie plate (dans le bon sens du terme), au premier degré, une simple succession d’événements qui, loin d’ennuyer, pose les bases de l’intrigue, notamment la situation de crise interne qui se dévoile peu à peu à l’intérieur du petit groupe. La suite plongera le spectateur dans une errance étonnante sur fond de lycanthropie et de femmes prédatrices et légèrement schizophrènes.

Les mauvaises langues diront que "Der Ausflug" frôle parfois l’amateurisme et mettront le doigt sur certaines faiblesses techniques : le paysage défilant rajouté en arrière-fond dans les scènes de voiture (comme à l’ancienne !), les maquillages un peu sommaires censés simuler les blessures, quelques mimiques un peu surfaites chez le comédien jouant le rôle de Maxim (qui de toutes façons disparaît très vite du récit). Tout cela est vrai mais ces imperfections ne sont pas rédhibitoires, elles n’entravent pas le plaisir du spectateur et sont largement compensées par les réussites et les aspects positifs du film. Mathieu Seiler donne un souffle d’air frais au cinéma suisse et on se réjouit de le suivre dans ses prochaines réalisations.
David_L_Epée
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le 17 mai 2014

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