Avec son thème récurrent de la famille, Yasujirō Ozu nous raconte la vie et ses vicissitudes mais opte cette fois-ci pour la fuite en avant d'un homme qui sent la fin toute proche, quitte à délaisser ses personnages féminins, même si celles-ci sont encore en prise avec les souhaits de leur famille à les voir définitivement mariées.
Entre tradition et inévitable modernité, l'introduction déjà, par un Japon coloré et clignotant, révèle ce qui continue de s'opérer dans les années 60, la présence américaine et le changement économique en filigrane. S'attachant à ancrer l'évolution des mœurs, ce sont aussi les vestiges du passé et de tout ce qui était perdu.
Le dernier caprice sera donc celui de notre fringuant vieillard, Banpei Kohayagawa (Ganjiro Nakamura) qui ne veut pas mourir et continue sa quête de l'immortalité pour vivre un dernier amour de jeunesse. Ce feu mal éteint... Banpei tentera de rattraper ses souvenirs heureux, foulant au pied ce qui pourrait l'entraver. Passant son temps à s'éclipser à chaque occasion, il cabotine, insouciant, dans la joie et la bonne humeur, suivi par sa famille et amusé de voir ses proches s'interroger. Egoïste dira t-on, Banpei aura sa vie durant, dilapidé l'argent familial, n'aura pas fait de testament, et aura finalement vécu tel qu'il l'entendait, laissant les soucis d'une entreprise bancale à sa fille et son gendre, inquiets. Un homme qui aura profité de la vie, et un personnage définitivement irrécupérable.
Yasujirō Ozu et son mea culpa ? on peut se demander. De son histoire avec son actrice fétiche (Setsuko Hara) qui aura vécu dans la solitude, leur relation n'ayant jamais été actée par le cinéaste, il y a comme un pincement de cœur, un juste retour des choses, amenant son personnage à un inévitable infarctus, laissant le soin aux autres de se débrouiller sans lui dans le dernier acte qu'il pourra encore leur faire subir, mourir.
L'émotion s'invite et la musique délicate vient en contrepoint de la couleur contrastée et maîtrisée du métrage. Couleur encore choisie pour révéler les personnages. De tenues plus vives pour l'une qui s'émancipe, à celles plus sobres pour les sœurs encore célibataires, ou encore pour notre patriarche où le ridicule de son tissu protecteur sur le crâne, lui donnera l'allure d'un gentil bouffon sortie de sa boite. Tout est affaire de détails, mais aussi de dialogues à l'économie, toujours percutants par leur sincérité, de longs regards et de non-dits dans cette fastidieuse recherche du bonheur.
Aux situations parfois cocasses, (une partie de cache-cache savamment menée, dont il tirera profit pour s'en aller vagabonder, ou, dans la frénésie de la consommation, l'attente d'une étole de vison, dans un pays où tous ne font que s'éponger), viennent se greffer des moments de fusion entre deux sœurs face à leur choix, s'interrogeant entre leurs souhaits et leurs devoirs.
Par leurs dialogues subtils, certains à la limite de l'abnégation, d'autres aux phrases assassines, la mentalité japonaise a cette particularité de nous rappeler à l'éphémère avec une certaine emphase. La réunion familiale aux obsèques donnera lieu à un monologue de la tante (Haruko Sugimura) plutôt dévastateur, et franchement jubilatoire, toute à la sincérité du moment et au choc de la perte... L'humanisme que l'on connaît du cinéaste révèle avec empathie l'adversité à laquelle tous sont confrontés. Minimaliste, d'une grande sobriété et justesse, Ozu signe avec ce film un bel hommage à la vie et à ses bienfaits. Mais le cinéaste nous parle aussi de rébellion face à la dictature familiale et de la nécessité de s'affranchir de certaines traditions pour pouvoir vivre pleinement sa vie. On peut alors comprendre le titre du film, pourtant L'Automne de la famille Kohayagawa, titre original, semble mieux correspondre à l'ensemble.
Et si Kurosawa est le maître des éléments, Ozu, sera lui, le maître des cadrages. Ce sont de véritables tableaux qu'il nous offre, de décors intérieurs statiques à ceux plus ensoleillés de l'extérieur, d'arrêts sur image soulignant l'inéluctable défilement du temps, entrecoupés de passages parfois impromptus de personnages dans le champ venant l'interrompre révélant ainsi toute la fatuité humaine.
Aux plans abruptes passant d'un personnage à l'autre, sans qu'ils puissent apparemment se rejoindre, ce sont aussi les mouvements d'ensemble d'une rectitude sans faille, les environnements lointains qui suggèrent l'ailleurs, et le désir de s'échapper, venant se heurter à la sérénité ambiante, à l'instar de cette lente et belle procession finale et vers l'inconnu. C'est alors l'optimisme qui pointe, par les nouveaux départs que la mort du patriarche induit.
Les chroniques familiales de Yasujirō Ozu, sont bien loin d'être hermétiques tant il touche à l'universel. L'originalité de ses prises de vue et sa main mise sur l'environnement, confère à ses métrages une poésie particulière. Sa technique au ras du sol, ou en position statique recèle tant de détails que l'immobilisme qu'on lui prête finit par être plutôt assez mouvementé.
Entre légèreté et drame, ville et campagne, un sentiment profondément nostalgique accompagne la narration. Sa fluidité et sa finesse de ton, transportent définitivement dans cette douce déclinaison des sentiments.
Pourtant comme dans son film Eté précoce, c'est bien ce décalage joyeux qui séduit dans le drame, avec un humour constant, bien souvent sous-entendu, et qui fait de cette histoire de famille un petit bijou de cinéma vérité.