Pour ma part, avec Civeyrac, ça passe ou ça casse. En l’occurrence, Des Filles En Noir est remarquablement bien passé et je pense même qu'il reste mon film favori au sein de la filmographie de ce singulier cinéaste. Le sujet m'attirait depuis un bon moment, mais je n'osais pas franchir le pas, certainement par peur d'être déçue. Finalement, j'ai été transportée par cette sublime relation amicale entre deux adolescentes mal dans leur peau et en quête d'absolu.
Noémie et Priscilla ont 17 ans, vont au lycée, fument des joints, écoutent de la musique, sortent avec des garçons et font aussi parfois des bêtises. Comme des millions d'adolescentes aux 4 coins du globe, en somme. Sauf que ces deux-là ont une sensibilité à fleur de peau et ont besoin d'infini, d'émotions pures et d'émois sincères. Des exaltations à 100 000 lieues de ce que leur offre notre hypocrite société de (sur)consommation qu'elles exècrent. Et c'est suite à un exposé scolaire sur le tragique suicide de Heinrich von Kleist qu'elles décident de programmer leur propre mort, fraternellement, car "ensemble, ça a un sens".
Il y a une forme de romantisme péremptoire dans la manière dont Jean-Paul Civeyrac aborde son récit et c'est sûrement ce qui a autant déplu aux détracteurs du métrage qui hurlent aux clichés débonnaires infligés aux deux héroïnes dites "gothiques". Sauf qu'elle ne sont absolument pas goths, les deux miss, même si un poster de Joy Division prône dans la chambre de l'une d'entre elles (ce qui fait également sens puisque Ian Curtis, le chanteur du groupe, s'est suicidé en 1980). Les goths, en règle générale, ont un état d'esprit littéralement différent, bien plus dark que nos deux adolescentes en question issues d'un milieu modeste et qui refusent tout simplement la politique qui régit notre monde. Les goths s'inspirent de leur mal-être pour créer des univers inabordables, avec des codes aussi bien culturels que psychiques et physiques, où seules les tribus homologues ont l'autorisation de s'infiltrer. Ici, rien de tout ça.
Noémie et Priscilla sont juste deux ados paumées qui se vêtent effectivement de noir (mais pas que), mais qui, surtout, ne se reconnaissent dans aucune institution sociétale. Un monde où être l'esclave d'un système durant toute son existence n'est guère envisageable à leurs yeux. Plutôt mourir que de subir cela. Et à l'âge de 17 ans, ils sont aujourd'hui des millions à avoir exactement la même idéologie. Ce qui implique, à chaque année qui s'écoule, une conséquente augmentation de suicides (ou de tentatives) chez les ados depuis maintenant deux décennies. C'est cette inadaptation envers une société détraquée que relate Des Filles En Noir. Dans la vision de Civeyrac, le sujet reste essentiellement politique et quelques répliques bien senties assénées par les deux jeunes héroïnes sont plus que limpides en ce sens.
À partir du moment où Noémie et Priscilla décident de mettre fin à leurs jours, le métrage se métamorphose en une sorte de thriller psychologique avec un suspens conforme au genre : vont-elles réellement passer à l'acte ou pas ?... Où et comment ?... Sans sombrer une seule seconde dans la facilité et dans le pathos à deux centimes, la caméra scrute les moindres émotions de ces deux adolescentes pour dresser un double portrait sans concession où la direction photo parfaitement maîtrisée de Hichame Alaouie fait des merveilles. Épaulé par un duo d'actrices plus que formidables, dont Élise Lhomeau, désormais pensionnaire de la Comédie Française, Civeyrac brosse avec brio les afflictions d'une certaine jeunesse qui peut paraître dorée aux yeux de beaucoup, mais qui se voit tout simplement incomprise. Comme le disait pertinemment Jiddu Krishnamurti : "Ce n'est pas un signe de bonne santé mentale d'être bien adapté à une société malade". Cela aurait pu être l'accroche sur l'affiche, tiens.