Si on examine les choses avec attention, il n'y a guère que deux façons valables de rendre compte du réel.
Le cinéma emprunte principalement deux canaux pour parvenir à ses fins: le réalisme ou la poésie (qui peut connaître des déclinaisons, comme l'absurde). Préférer une approche à l'autre ne procède pas de la facilité: elles se révèlent aussi piégeuses et casse-gueules l'une que l'autre.
Le cinéma dit social n'échappe pas à la règle. Au contraire, il a même tendance à radicaliser le langage du cinéaste. Il faut souvent bien plus de talent à son auteur pour toucher le cœur de son spectateur que dans le cadre d'une fiction lambda.
Inutile ici de convoquer les hauts-faits de quelques champions de ces deux catégories: Godard ou Gébé d’un côté, Loach ou Guédiguian de l’autre, par exemple.
Ce supplément d'âme nécessaire, je ne le reconnais pas au dernier film de Jean-Pierre et Luc Dardenne. Pire, il me semble que l’œuvre souffre de deux handicaps bien trop invalidants pour même être considéré comme simplement réussi.


Sandra, ni couverture (sociale)


La thématique sociale, omniprésente, est ici d’une lourdeur qui confine au caricatural.
Peu de choses viennent enrayer un discours unidirectionnel pour lui conférer l’once de complexité, le poil de contradiction qui eut été nécessaire. Un patron stupide (voir la proposition finale surréaliste soumise, invalidant le propos même du film) uniquement capable de débiter des lieux communs sans la moindre incarnation (je ne dis pas que ce type d’individu n’existe pas, je dis juste qu’il est pratique qu’il s’agisse de lui ici), des employés incapables de sa passer d’une prime qu’ils n’imaginaient pas quelques jours (heures ?) plus tôt, les collègues sympas et humains ne pouvant provenir que de groupes sociaux et éthiques clairement définis: le noir, l’arabe, le turc, le vieux ou la femme malheureuse en couple.


Au delà de ces premières -fortes- réserves, d’autres, plus troubles, ne tardent pas à faire surface.
Présent depuis plus de vingt ans maintenant dans le monde enchanté de l’entreprise, il ne m’a jamais été donné de constater que, mise en possibilité de prendre une décision pouvant remettre en cause la solidarité d’une équipe (cas de figure déjà assez rare), le choix de celle-ci ait pu viser à développer un quelconque individualisme, fut-il financier. Mais expérience ne vaut pas sentence, je peux facilement imaginer que cela puisse se passer autrement, qui plus-est dans un pays différent. Aucune conscience politique, en tout cas, ne semble habiter les employés de cette PME.


La valeur de la prime pose aussi question. Il est proposé à chacun une somme de 1000€ si la décision de virer Sandra est majoritaire. Si ce n’est à vouloir insister sur les difficultés de la condition des travailleurs pendant la crise, il m’est difficile d’envisager qu’une équipe accepte qu’un ou une de leurs collègues se fasse virer pour une somme représentant à peu près deux tiers du salaire mensuel minimum local. Difficile de contempler ses 10m2 (max) de béton ciré d’un bout de terrasse quand on sait qu’il a coûté son poste à une ex-collègue malade.


16 fois Marion Cotillard


Ce film pourrait être un spin-off de celui de Christophe Honoré sorti en 2002, au moins au niveau de son titre.
Le mécanisme du scénario ne cherche à aucun moment de s’écarter de la répétition inhérente à son sujet. Nous assistons bien à 12 ou 13 dialogues (Sandra doit convaincre 16 de ses collègues, moins ceux qui sont absents) rigoureusement identiques dans leur entame, dans la mesure ou Cotillard déclame la même suite de mots, au rythme et à l’intonation près, et avec à chaque fois la même conviction.
Lourde et répétitive, la trame dessert même le travail, parfois remarquable, de ses acteurs. On se prend à guetter la déclinaison salvatrice (du côté de Marion) et la qualité d’interprétation catégorielle (tiens, celui-ci joue bien le turc, tiens, celui-là fait bien le tenancier d’épicerie) des différents interprètes, parfois amateurs. Face à cet aspect roboratif, on a parfois l’impression d’assister à une succession de castings.
Du coup, ce qui est réussi, parfois même beau, semble beaucoup trop isolé, circonscrit dans un océan de pesanteur et de discours moral. Jamais on ne parvient à s’extraire du carcan fictionnel de l’œuvre, aucun transport (artistique ou émotionnel) n’est possible, si ce n’est celui de son héroïne, en bus, à pied ou en voiture, au rythme des litres d’eau qu’elle ingurgite méthodiquement.


Les conséquences humaines paraissent du coup dérisoires face au poids des maladresses scénaristiques. Une tentative de suicide sans conséquence ou un optimisme final bien étrange auront bien du mal à nous convaincre que ce à quoi nous venons d’assister puisse planter ses racines dans un contexte social réel, et nous renvoie aux limites du talent de ses auteurs, au moins dans le cadre de ce film.


Malgré ces réserves, et pour renforcer mon propos, j'irai au bout de ma logique: même si on me proposait une prime pour que Luc et Jean-Pierre cessent de faire des films, je préfèrerais refuser.
Enfin, jusqu’à un certain montant.

guyness

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