Diamond Island. Au cœur de Phnom Penh, le joyau d’un capitalisme débridé dont les sirènes tapageuses attirent une jeunesse aussi précaire que conquérante. Derrière la caméra de Davy Chou, les scènes de ce quotidien aigre-doux prennent une saveur onirique. Un monde d’errances langoureuses dont les couleurs saturées ensorcellent. Un monde passager, pourtant. Une anomalie. Dans cette singularité arrachée à l’Histoire d’un pays, le destin de ses personnages étincelle plus intensément encore.


Rêve


Quelques secondes suffisent à l’œil pour se laisser séduire : les couleurs vives qui le courtisent font écho à Spring Breaker d’Harmony Korine, en insufflant une atmosphère indéniablement pop, mais la caméra rêveuse et les plans savamment agencés évoquent tout autant le travail de Christopher Doyle pour Wong Kar-Wai ou Ruined Heart de Khavn. Des travelings horizontaux caressent les décors avec une élégance hypnotique, semblant vouloir les retenir tout autant que les dévoiler. Cette lascivité poétique de l’image guide le spectateur entre les chantiers et les hôtels de luxe, sublime les silhouettes glissant sous un ciel limpide, mais rend pourtant presque palpable la touffeur du climat tropical. Très vite, on se sent voguer au cœur d’un rêve, paire d’yeux à la dérive. Diamond Island est une friandise d’esthète avant tout, et c’est par l’image plus que par le scénario qu’il opère sa magie. D’ailleurs, au-delà de cette ambiance brillamment établie se distingue de loin en loin un montage innovant, qui ose au cours du film quelques expérimentations bienvenues.


Cependant, si la caméra se fait si captivante, c’est surtout parce qu’elle sait sublimer des acteurs d’une intensité rare. La profondeur de leur regard, la subtilité de leurs expressions, rien ne laisserait deviner qu’il s’agit là d’amateurs, si ce n’est justement que Davy Chou les a choisis en contre-pied d’une industrie cinématographique cambodgienne dominée par le surjeu des dramas. Eux-mêmes ouvriers, étudiants ou chauffeurs, ils viennent apporter leur propre vécu au film, leur propre caractérisation aux personnages (tous discrets mais uniques), aidant à réécrire les dialogues pour les rapprocher des mots qu’ils auraient eux-mêmes prononcés ou entendus. A voir la justesse du résultat, impossible de s’y tromper, et il y a une sorte d’enivrement dans cette simplicité tout à la fois pudique et ravageuse. Quel besoin d’être démonstratif quand un sourire suffit à accrocher l’écran, une démarche à centrer l’attention ? Jamais d’excès, mais une énergie sincère, presque animale.


Cette énergie, c’est celle d’une jeunesse à la fougue encore intacte, investissant une arène éphémère. Diamond Island leur ouvre les bras, mais pour combien de temps ? A la force d’une vie ouvrière aussi dangereuse que difficile, ou à la faveur d’errances nocturnes sur un scooter, nos personnages s’enveloppent des éclats d’un monde qui bientôt ne voudra plus d’eux. Espace en perpétuelle mutation, il consume ceux qui s’y aventurent, en fait son carburant. Il ne fait pourtant aucun doute qu’une fois cristallisé, ce temple de l’ostentation les rejettera pour réserver ses sirènes à une élite financière, celle-là qui ne voudra salir ses yeux de la précarité même qui a permis d’ériger son monde. Pourtant, dans la construction de cette tour d’ivoire qui les niera aussitôt achevée, chacun trouve momentanément son compte, chacun s’élance plein d’espoir vers un avenir aussi irréaliste que désiré, comme si les miettes étaient bien assez.


Réalité


Mirage économique. Rarement la formule aura trouvé expression plus juste. L’île au cœur de Phnom Penh n’est ni plus ni moins qu’une hétérotopie : un lieu à part, obéissant à des règles spécifiques. A un pont de la réalité d’un pays qui reste extrêmement pauvre, la volonté de faire illusion, d’ériger aux yeux de l’Occident un éloge au luxe et au grandiose, sans doute pour palier une fierté blessée. Désirer entrer en grandes pompes dans la marche de la mondialisation, et pour cela créer un lieu de non-sens, oublieux de la vérité. Si proche et pourtant si loin : de Diamond Island à Phnom Penh, il n’y a qu’un pas, pourtant nos personnages ne franchiront que rarement cette limite si symbolique, et jamais sans que cela ne représente pour eux une escapade lourde de sens. On ressent toute la violence psychologique de ce dédoublement, cette volonté d’oublier qu’il y a, juste de l’autre côté du fleuve, un monde auquel l’on n’appartient pas et que l’on ne peut plus comprendre.


C’est que l’entrée brutale dans le jeu de la mondialisation a créé une torsion, une distension insurmontable. C’est aussi l’expansion frénétique, forcément inégale, d’une ville dont la population a quintuplé depuis le début des années 80. Dans cette explosion démographique, la jeunesse a un rôle de choix à jouer, certes comme que force de travail mais aussi en tant qu’énergie fondatrice. Elle doit construire son futur, non seulement parce qu’elle existe dans une économie en mutation mais aussi parce qu’elle est son propre avenir, dans un pays où plus de la moitié de la population a aujourd’hui moins de 25 ans et près du tiers moins de 15 ans. Derrière la façade clinquante d’un attrait pour le capitalisme, c’est surtout l’histoire d’un Cambodge qui doit se relever après la page sanglante des khmers rouges, fixer son regard sur l’horizon des possibles et ne pas en démordre.


Pourtant, toute la beauté du film réside dans son universalité. Si l’histoire du pays résonne en lui et le pare de reflets déchirants, nul n’est besoin d’en avoir vécu les traumatismes pour reconnaître les trajectoires des personnages. Le contexte culturel sera sporadiquement évoqué, par touches légères et fugaces qui n’alourdiront en rien le scénario, mais ne se fait jamais nécessaire, jamais instrumental. Alors même que Diamond Island nous conte un temps et un lieu très spécifiques, il trouve un écho dans tous les destins, dans toutes les expériences, car avant toute chose il touche à l’âme humaine. Il caresse l’espoir, l’envie et la frustration, la construction de l’individu dans une ère où règne l’apparence, que ce soit celle des immeubles de luxe ou celle, plus insidieuse, des réseaux sociaux. Le regard toujours rivé vers le haut, toujours incapable de se contenter de ce que l’on a et de ce que l’on est, le bonheur devient une donnée secondaire, parasite, incapable de se suffire à elle-même.


A ce titre, le film nous offre un final particulièrement riche de sens et de mélancolie. Il serait bien malvenu de ma part de le dévoiler, mais j’en dirai seulement deux choses. D’abord, que je m’y suis reconnue, et qu’il a fait tomber un rideau de larmes devant mes yeux qui mit du temps à s’apaiser. Ensuite, je relaierai cette anecdote rapportée par Davy Chou : à Cannes, d’autres spectateurs, touchés comme moi, ont interrogé cette fin aigre-douce. L’acteur principal (lui-même chauffeur en temps normal), présent ce jour-là, a répondu par l’incompréhension, car pour lui il s’agissait une fin heureuse, consacrant la réussite de son personnage. Par cette déclaration, il a attristé plus que tout le public, car c’est justement cette différence de perception qui témoigne de la violente véracité du dernier propos de Diamond Island. L’illusion devenue maîtresse de l’individu, qui ne sait plus juger sa vie de son propre cœur mais uniquement en fonction de critères objectifs forcés en son esprit par la société. Un mensonge auquel il est plus difficile d’échapper que jamais.


En somme, Diamond Island dresse avec justesse et intensité le portrait d’une jeunesse sud-asiatique entraînée dans le tourbillon du développement économique et de la mondialisation. Jamais insistant, jamais moralisateur, il laisse plutôt s’exprimer les désirs et les déceptions de ses personnages avec une pudeur que servent admirablement les acteurs. Leur charisme discret mais sincère, accompagné par une photographie élégante et une colorimétrie remarquable, donne au film une identité unique, qui nous invite à nous laisser divaguer plutôt qu’à l’envisager d’un point de vue strictement rationnel. Charmant les sens avant tout, mais n’oubliant pas les enjeux qu’il dépeint, il conjugue admirablement fond et forme sans que l’un ne soit dommageable à l’autre. C’est donc une réussite proprement touchante que ce premier long-métrage fictionnel de Davy Chou, et une belle promesse pour la suite – car l’Asie du sud-est a encore tant à dire, et si peu nous parvient !

Shania_Wolf
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le 25 déc. 2016

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Lila Gaius

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