Diên Biên Phú est l’avant dernier film de Pierre Schoendoerffer dont les paroles accompagnent le récit des faits et clôturent le film comme un hommage et un appel à la réconciliation des mémoires. Reporter en Indochine, il participa à la bataille et y fut fait prisonnier. Son fils Ludovic participe d'ailleurs au film.
« Ce film a été tourné moins de quarante ans après la bataille de Diên Biên Phú, au Vietnam, au Tonkin comme nous disions autrefois, avec les Vietnamiens et l'armée du Vietnam. Ce fut une expérience bouleversante, pour eux comme pour nous. Refermant une page douloureuse de notre histoire, elle n'a de sens que si elle contribue à renouer des liens avec ce Vietnam que nous aimons, que j'aime. »
Le film début 13 mars 1954. Le réalisateur a fait le choix de traiter la bataille presque heure par heure par moments, de façon chronologique jusqu’au 7 mai. Le récit met en parallèle ce qui se passe dans la cuvette et la vie qui s’étire à Hanoï, dans une atmosphère étrange, parfois surréaliste.
« Profite de la guerre ce qui viendra après sera terrible »
Alors que se prépare un concert de musique classique, Hanoï profite de ses derniers moments de quiétude apparente, alors que la fin d’un monde se dessine dans une cuvette lointaine, située au nord-ouest du Viêt Nam dans la province de Lai Châu dans le haut Tonkin. Là se trouve un ancien centre de trafic d’opium, le petit village de Diên Biên Phú, qui a longtemps profité de la proximité des frontières chinoise et laotienne, en plein Pays Taï.
La musique de Georges Delerue, Concerto de l’adieu, qui sert de fil conducteur, et dont la violoniste Béatrice Vergnes, jouée par Ludmila Mikaël met en abîme le destin funeste de son cousin, le capitaine Jégu de Kerveguen campé par Patrick Catalifo, plonge d’emblée le spectateur dans la réalité des horreurs qui se nouent à quelques centaines de kilomètres. Cette musique apporte beaucoup au film et accompagne l’émotion qui transpire tout au long de l’admirable travail de Pierre Schoendoerffer.
Dans ce monde au bord de l’abîme, la vie bat son plein ; tandis que les militaires assistent désabusés au désastre en cours et restent entre eux, attendant de partir, avec impatience, pour l’enfer, pour leurs camarades, les habitants de Hanoï se pressent chez Ông Cọp (Thé Anh), c'est-à-dire « Monsieur Tigre » financier chinois, organisant les jeux d'argent autour de la bataille. On parie sur le début des combats, la chute des collines, la possible intervention américaine, qui relève du fantasme, la chute finale du camp.
Au milieu de ces moments improbables, comme l’arrière du front peut en proposer dans de nombreuses guerres (que l’on songe à la vie parisienne parfois surnaturelle pour les combattants qui venaient en permission lors de la Première guerre mondiale), Donald Pleasence, sous les traits de Howard Simpson, journaliste américain du San Francisco Chronicle, échange avec Jean-François Balmer, journaliste de l'AFP, sur la défaite qui se dessine et la fin de l’empire colonial français en Indochine.
« Qui possède une autre langue, possède une autre âme »
M. Vinh (Long Nguyen-Khac), imprimeur et homme de lettres, nationaliste et amoureux de la culture française disserte sans illusions sur le futur.
« J'aime la France, pas forcément les Français, il faut pas trop en demander »
La France sera vaincue et expulsée du Vietnam, le chinois s’en ira avec son argent, les communistes viendront et, avec eux, une nouvelle ère, pas nécessairement des plus joyeuses, imposera le joug écarlate sur Hanoï. Pour Betty, patronne du bar « Normandie », comme pour la négociante d’opium, la chute de Diên Biên Phú marquera aussi leur fin, comme pour tous ces Vietnamiens qui ont servi les Français. M. Vinh, personnage très intéressant, permet de mettre en avant un nationalisme total ; celui qui a permis de résister 1000 ans aux Chinois, qui et permet maintenant de se débarrasser du colonisateur. Le communisme est bien secondaire dans cette approche.
« Le sacrifice de la vie est un sacrifice énorme. Il n'y en a qu'un qui soit plus terrible. Le sacrifice de l'honneur. »
La bataille en elle-même est filmée au ras du sol, au plus près de la boue, des tranchées, avec humanité, sans cris superflus ou effets de manche. Le choc est grand quand on compare le travail de Pierre Schoendoerffer, avec celui de ses homologues Francis Ford Coppola et Apocalypse Now (1979), Oliver Stone pour Platoon (1986), ou plus tard Il faut sauver le soldat Ryan (1998) réalisé par Steven Spielberg. Les moyens mis à disposition furent conséquents et la reconstitution est d’une grande qualité. Cependant rien n’est vraiment spectaculaire dans le sens d’une surenchère hollywoodienne. Tout juste la scène finale apporte-t-elle la vague de submersion que l’on pouvait attendre, celle des troupes de Giap avalant littéralement les derniers retranchements.
Pour le reste l’artillerie rythme les échanges entre soldats. Quelques explosions, des claquements lointains, alternent avec des échanges parfois surréalistes, quasi philosophiques, entre des hommes qui se savent condamnés, mais qui se battent.
Pour qui ? Pas pour la France, mais pour le Vietnam dira le général De Lattres après la mort de son fils.
« Il est assez plaisant pour un capitaine breton, d'humeur aventureuse, d'être tout à la fois au service d'un empereur, de deux rois et accessoirement, d'une république. »
« Le soldat doit s'efforcer de calquer son action sur celle du morpion, cet animal sublime qui meurt mais ne décroche jamais, c'est le vieux Joffre qui disait ça. »
Capitaine Jegu de Kerveguen
Les dialogues sont souvent savoureux et le personnage joué par Patrick Catalifo offre de grands moments lors de ses échanges avec les divers protagonistes qu’il croise.
Diên Biên Phu : Verdun, sans la voie sacrée, si ce n’est celle des airs
« Duroc ! Ancien Free French, ancien de Normandie-Niémen, descendu deux fois par les Boches, une fois en Courlande, une fois au-dessus de Koenigsberg. Héros de l’Union soviétique, caporal d’honneur de la Légion »
Capitaine Jegu de Kerveguen
Patrick Chauvel, le lieutenant Duroc, pilote de DC3, propose ainsi une grille de lecture pertinente pour comprendre cette bataille. Lui, l’ancien de Normandie-Niémen, du front de l’Est, offre la place centrale aux aviateurs sans qui le camp retranché serait tombé bien plus vite. Les airs apportent le ravitaillement, les munitions et ces hommes, du « pain pour les canards », qui viennent se faire gaspiller, au service de « rafistoleurs », d’un État-major cité, le général de Castrie en tête, mais ostensiblement dépassé. Ces officiers en grand uniforme semblent en effet plus occupés à se préparer pour le concert, pour montrer que loin de Diên Biên Phú, la vie suit son cours, normalement, en quasi toute quiétude. La Légion, les Paras sont bien entendu au cœur des combats. Longtemps oubliés, occultés, ces pilotes sont ici au croisement des événements, et y laissent, aussi, leur vie.
Derrière la fiction des personnages, la réalité de grandes figures et de la foule des anonymes
Des figures historiques de la bataille apparaissent au cours d’un dialogue, au détour d’un mouvement de caméra au fond d’une tranchée, d’un bar, de volutes d’opium. Giap bien entendu, mais aussi et surtout Marcel Bigeard, promu lieutenant-colonel lors des combats, et dont les exploits laissent penser un moment qu’un mandat des cieux pourrait renverser l’inéluctable.
Le prête, le médecin, le vietnamien qui se bat avec les Français, les Africains, les Bretons qui se répondent à coup de biniou, tous ces visages oubliés, évaporés, occultés par la mémoire de la Guerre d’Algérie qui début quelques mois après la chute de Diên Biên Phú reprennent ici vie, avec justesse.
« À côté de toi un“fantoche”, comme disent ses petits camarades d’en face. Ky, lieutenant au 5e bataillon de parachutistes vietnamiens, le fameux 5e Baouane ! Dans le temps, il a été un peu Viet, il nous a un peu tiré dessus le salopard. Maintenant, il nous tolère comme alliés... tout juste... »
Capitaine Jegu de Kerveguen
Le personnage de Ky est saisissant ; il sert ses hommes, la France, pour des raisons qui ne sont pas expliquées. Mais il désire plus que tout que la vérité soit racontée. Cette vérité seule le journaliste Howard Simpson peut espérer la transmettre, pourvu qu’il puisse passer outre la censure. Au-delà de la mémoire des combats, de ces morts, le film propose aussi de belles pistes de réflexion sur le travail de l’information en temps de guerre. Le rôle clé ici des liaisons aériennes vers Hong Kong, puis San Francisco est abordé avec justesse.
Pierre Schoendoerffer ne manque pas non plus d’évoquer, dans la situation catastrophique d’un point de vue sanitaire, le sort des rats, de ces hommes qui se terrent, désertent, et tentent de survivre. Ou de ces supplétifs vietnamiens qui sont sacrifiés pour porter des munitions, des blessés. Il n’y a pas de regard sur ce qui se passait du côté Vietminh, mais les conditions furent aussi terribles, les sacrifices plus grands encore, ce qui est suggéré par quelques échanges sur les pertes reconnues par Giap et la nécessité de trouver des renforts aux assiégeants.
Les mémoires d’une guerre oubliée
Le camp retranché est tombé voilà 70 ans. Dans le tumulte de l’information olympique, des affrontements à Gaza, des commémorations du 8 mai, des préparatifs pour les 80 ans des débarquements en Normandie et en Provence, la bataille de Diên Biên Phú n’a pas vraiment été mise en avant dans les médias. Tout au plus quelques citations ou reportages rapides sur les grandes chaines télévisées.
Sur le web il est possible de trouver plus de ressources, ce qui correspond aussi à des modes de consommation de l’information différents ; à l’heure des chaines de télévision en continu et des réseaux sociaux, le temps du JT de 20H roi n’est plus ce qu’il était.
Il est cependant assez étonnant de constater que le film de Pierre Schoendoerffer n’ait pas été davantage mis en valeur à la télévision. De façon générale la Guerre d’Indochine a été occultée par les mémoires de la Guerre d’Algérie et encore plus celles de le Seconde guerre mondiale. Il y a là un très bel angle d’analyse avec des élèves en HGGSP, mais aussi pour le tronc commun en Terminale en Histoire. Le film peut largement être exploité. Le conseiller à des élèvesà ni'mporte qui s'intéressant un peu à notre histoire, le faire (re)connaître me semble être un minimum. Humain, touchant, rigoureux, il participe d’un récit essentiel sur les mémoires de cette guerre.
Là où Soldat Blanc aborde des questions peu connues, Diên Biên Phú a pour lui d’être finalement le résumé de cette Guerre. Film sur la défaite, il est l’occasion aussi de rappeler les horreurs de cette guerre, qui ne se sont pas arrêtées le 7 mai 1954. Les combats se sont encore poursuivis plusieurs mois.
Si pour la France Diên Biên Phú est un désastre, le sort des forces du Viêt-Minh est tout autant difficile, du fait de pertes terribles et d’un épuisement global de ses forces. Quant aux 11 721 prisonniers de Diên Biên Phú, la longue marche imposée jusqu’aux camps de d’internement, de rééducation, vire au cauchemar. 3 290 seront rendus à la France dans un état sanitaire catastrophique. 7 801 sont morts, les ¾ donc, et les quelques 3000 indochinois représentés par le lieutenant Ky dans le film, disparaissent dans les limbes de l’histoire.