L'infernale mécanique des décisions absurdes

Parler de cinéma implique inévitablement de s'attarder au moins une fois sur la filmographie de Stanley Kubrick. La stature du réalisateur lui confère désormais une place de choix au sein du Mont Rushmore du cinéma étasunien, au même titre qu'un Orson Welles.
Bien qu'il soit loin d'avoir fait systématiquement l'unanimité, il est désormais entré dans la postérité comme « le maître Kubrick », celui qui nous a légué divers chefs d'oeuvre inscrits dans des registres très différents, du film d'époque "Barry Lyndon" à "Shining", aujourd'hui considéré comme un classique du cinéma d'horreur. Et comment ne pas citer "Full Metal Jacket", portrait au vitriole de l'institution militaire, outre une cruelle mise à nu des dérives liées à la Guerre du Vietnam. À l'instar de ce long-métrage ou encore des "Sentiers de la Gloire", le film dont il est ici question dresse également un sombre tableau des initiatives bellicistes qui reviennent à s'engager sur la voie de la destruction.

"Docteur Folamour ou comment j'ai appris à ne plus m'en faire et aimer la bombe", daté de 1964, est un objet filmique singulier car s'il est un genre sur lequel on n'attend pas forcément Stanley Kubrick, connu avant tout pour son pessimisme et sa misanthropie, c'est bien celui de la comédie. Noire et grinçante, certes, mais comédie tout de même.
Et force est de constater que le maître a encore une fois excellé. Les évènements qui émaillent ce long-métrage ont pourtant de quoi glacer le sang.

L'histoire prend place dans les années 60 dans un contexte de Guerre Froide et s'ouvre sur une décision mortifère prise par le général américain Jack D. Ripper. Ce dernier, frappé de paranoïa, prend prétexte d'une prétendue attaque de l'URSS pour donner l’ordre aux avions stationnés sur sa base de larguer des bombes atomiques sur le territoire soviétique. Le président des États Unis réunit un conseil de guerre pour tenter de désamorcer la situation. Parmi les acteurs importants de cette réunion, figurent le général Turgidson, qui représente l'état major, l'ambassadeur russe Alexi de Sadesky et le docteur Folamour, savant nazi nostalgique du Troisième Reich.
Au sein de la base, l'officier britannique Mandrake tente quant à lui de faire tout son possible pour qu'on rapatrie les avions. La menace est d'autant plus grande que les soviétiques ont mis au point une arme secrète, la « Machine infernale », qui déclenchera automatiquement l'holocauste nucléaire sur l'ensemble de la planète si le sol soviétique est frappé par une bombe.

Le récit s'inspire très fortement du roman "Alerte Rouge" de l'écrivain Peter George, mais l'approche proposée par le long-métrage de Kubrick diffère sensiblement puisqu'elle traite le sujet via l'humour noir et un ton volontiers sacarstique.
Il faut néanmoins préciser qu'un autre film s'est attardé sur la question de la bombe cette année-là, "Point limite" de Sidney Lumet, ce qui n'a d'ailleurs pas été sans poser quelques complications juridiques, sachant que les deux œuvres d'articulent autour du même récit, toutes deux basées sur le livre de Peter George. La version de Lumet est cependant bien plus fidèle à son sérieux et son réalisme.

Toutefois, dans les deux cas, la situation dépeinte paraît profondément aberrante. Cette absurdité devient le principal ressort comique de "Docteur Folamour", mis en valeur par l'incroyable prestation de Peter Sellers, qui alterne ici entre trois rôles. Il faut bien évidemment ne pas laisser de côté le reste de la distribution et les dialogues truculents dont nous gratifie le long-métrage.
La séquence durant laquelle le président des États Unis discute au téléphone avec son homologue du Kremlin pour lui annoncer de très mauvaises nouvelles tout en essayant vainement de minimiser la situation relève du surréalisme, et ce dès les premiers échanges : « Vous allez bien ? C'est très bien ! Oui, moi aussi, je vais très bien ! C'est merveilleux comme on s'entend bien ! ». Ce n'est bien sûr qu'un exemple parmi d'autres séquences toutes aussi cultes, à l'instar d'une scène faisant intervenir le besoin de monnaie pour passer un coup de fil et un distributeur Coca Cola. Les répliques parfaitement ciselées et l'enchaînement des situations burlesques pourraient aisément figurer dans une bande-dessinée de Goscinny. Il en va de même pour le duo comique formé par un général devenu fou et un subalterne effaré.

La figure la plus iconique du film reste cependant le docteur Folamour, qui aura marqué plus d'un spectateur avec ses mimiques et ses tentatives désespérées pour masquer son salut nazi compulsif, s'adressant à deux reprises au président en ces termes : « Ja wohl, mein Führer ! ». Ajoutons à cela un accent allemand de toute beauté.
Le personnage éponyme est bien sûr inspiré des transfuges nazis récupérés par les Américains, notamment parmi les scientifiques, à l'instar de Wernher von Braun, ingénieur allemand à l'origine des missiles V2 et devenu ensuite l'un des principaux responsables des vols spatiaux dans le cadre de la course à l'espace. L'implication du docteur Folamour dans le développement des arsenaux nucléaires n'est pas non plus sans rappeler Robert Oppenheimer, surnommé le « père de la bombe atomique », ou encore Edward Teller, derrière la mise au point de la bombe H, bien décidé à l'inverse de ses collègues à défendre les « vertus » de cette arme. La figure du docteur dans le film de Kubrick brasse donc toutes ces influences et incarne une science mortifère puisque sans conscience, elle n'est que ruine de l'âme.

Dans le long-métrage, l'absurdité atteint son paroxysme lorsque les meilleures volontés du monde se trouvent incapables de venir à bout des élucubrations d'un esprit malade sur la fluoration de l'eau ou viennent se heurter à l'inflexibilité d'acteurs militaires brandissant fièrement le porte-étendard de la suprême connerie. Des soldats persuadés d'être attaqués par des infiltrés finissent ainsi par tirer sur leurs alliés. Ajoutons à cela l'incompétence crasse et le comportement grotesque des « élites » décisionnaires alors que les puériles rivalités qui les opposent les unes aux autres s’avèrent vite dérisoires face à l'ampleur d'une apocalypse sur le point de nullifier la raison d'être de cet antagonisme.
Le film de Kubrick est donc une satire grinçante de la Guerre Froide, pointant du doigt l'irresponsabilité de ceux qui participent à l'escalade du surarmement, avec ses funestes conséquences. La débilité ambiante confère à ce film une atmosphère unique et ferait preque passer la guerre pour un jeu bon enfant si ce n’était pas si grave. L'humour caustique du long-métrage fait souvent mouche, mais on rit jaune car on sait pertinemment que malgré le caractère surréaliste de la situation, elle n'en reste pas moins « crédible ». Bien des exemples historiques montrent que l'holocauste n'a été évité qu'in extremis et qu'un enchainement similaire de circonstances aurait pu le déclencher.

En 1961, un bombardier de l’US Air Force transportant deux bombes H est tombé en panne pendant qu'il survolait la côte Est. L'équipage a été contraint d'abandonner l'avion avant qu'il ne s'écrase et les deux ogives thermonucléaires ont été éjectées au-dessus de Goldsboro, en Caroline du Nord. L'une des deux bombes a bien failli se déclencher après avoir entamé une procédure de détonation en six étapes, sachant qu'une seule de ces étapes est restée bloquée. Il est difficile d'imaginer ce qui se serait passé si la population étasunienne avait été frappée par une explosion atomique.
La crise des missiles de Cuba de 1962 a quant à elle mis en évidence la cristallisation des tensions entre deux superpuissances dotées d'une force de frappe destructrice en raison de l'arsenal nucléaire. Cette phase critique opposant l’administration Kennedy à Khrouchtchev a certes connu une résolution pacifique, d'où le « téléphone rouge » de "Docteur Folamour", mais il s'en est fallu de peu.

Soulignons enfin l'exceptionnel sang-froid de Stanislas « Mandrake » Petrov, l'homme qui permit au monde d'éviter les désastres d'un enfer nucléaire, tandis que la Guerre Froide atteignait un nouveau point culminant avec les années Reagan et sa politique axée sur la « guerre des étoiles ». Iouri Andropov, chef du Kremlin de l'époque, était alors persuadé que les Américain finiraient par attaquer.
C'est dans ce contexte que le lieutenant-colonel Stanislas Petrov est affecté à l'analyse des données du système d'alerte satellite soviétique. Or, en 1983, cinq missiles envoyés depuis les États-Unis sont détectés. Incapable d'obtenir une confirmation visuelle, mais persuadé que les Américains ne se seraient pas contentés d'envoyer cinq ogives en cas de Troisième Guerre Mondiale, Petrov suppose que le système est défaillant et choisit de ne pas avertir ses supérieurs. L'alerte a en effet été donnée par erreur. Les soi-disant missiles étaient en réalité des rayons du soleil réfléchis par l'atmosphère terrestre.

Quand on sait qu'une donnée erronée a failli nous conduire à l'holocauste nucléaire, les délires paranoïaque d'un individu soucieux de préserver nos précieux « fluides corporels » des buveurs de vodka ne semblent pas si invraisemblables. Le sociologue français Christian Morel a clairement montré à travers ses travaux, synthétisés dans son livre "Les décisions absurdes", qu'en matière d'erreur radicale et persistante, la réalité n'avait rien à envier à la fiction.
Dans ces conditions, "Docteur Folamour" n'est plus tant une caricature que l'étrange reflet de notre propre absurdité, jusqu'à sa conclusion extrêmement sombre, comme c'est souvent le cas chez Stanley Kubrick. Même la fin d'un monde ne permet guère d'enrayer le bellicisme et les velléités expansionnistes qui ont alimenté les mécanismes de la Guerre Froide. Sur les décombres de ce dernier se profile le sinistre projet du docteur Folamour, préfigurant l'avènement d'un Quatrième Reich héritier du spencérisme. Chez Kubrick, même la destruction de l'ordre ancien ne permet nullement d'au moins espérer de meilleurs lendemains.

Wheatley
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes Top 10 Films, Les meilleurs films d'humour absurde et Les meilleurs films de Stanley Kubrick

Créée

le 27 juin 2023

Critique lue 190 fois

Critique lue 190 fois

D'autres avis sur Docteur Folamour

Docteur Folamour
Strangelove
10

Le cous(s)in Pete(u)r.

Docteur Folamour (prononcez Strangelove en VO) est mon Kubrick favori. Pas celui devant lequel j'ai ressenti le plus d'émotions ou même d'admiration plastique, mais certainement celui qui m'a le plus...

le 5 déc. 2013

122 j'aime

25

Docteur Folamour
Rawi
9

Apocalypse burlesque

La filmographie de Stanley Kubrick a ceci de particulier c'est que sans être très longue, elle est l'une des plus variées du cinéma américain. En quelques films seulement le bonhomme a su aborder...

Par

le 31 mars 2016

65 j'aime

3

Docteur Folamour
Ugly
8

Le péril atomique tourné en dérision

L'idée de ce film est venue à Kubrick après qu'il ait entendu le président Kennedy dire que la guerre atomique, que l'on déclenche uniquement en pressant sur un bouton, a mille fois plus de chance...

Par

le 4 févr. 2019

48 j'aime

12

Du même critique

Ayako (Édition 90 ans)
Wheatley
9

« Familles, je vous hais ! »

Le mangaka Osamu Tezuka est sans doute l'un des plus grands auteurs et dessinateurs de bande dessinée du XXe siècle, avec une force de création qui forge le respect. Il a légué derrière lui environ...

le 27 juin 2023

5 j'aime

2

Sandman (1989 - 1996)
Wheatley
9

Voyage onirique au pays des songes

Malgré son appartenance au médium de la bande-dessinée, "Sandman" est considéré par d'aucuns comme un véritable chef d’œuvre de littérature. Rien d'étonnant à ce qu'il ait remporté en 1991 le prix...

le 27 juin 2023

3 j'aime