Lars Von Trier est un cinéaste clivant, qui divise profondément le public depuis plus de deux décennies et qui arrive même à dérouter ses laudateurs. C'est un cas très particulier dans le cinéma contemporain, d'autant plus que son style se revendique d'un véritable dogme, que beaucoup ont emprunté, sans pour autant égaler l'audace, la rigueur, la précision du cinéaste danois.


Sorti en 2003, Dogville complète les deux films précédents de l'auteur, Breaking The Waves et Dancer in the Dark. Après le drame "romantique" et la comédie musicale, Von Trier change encore son fusil d'épaule, avec un film à la mise en scène volontairement théâtralisée.
Il abolit les décors extérieurs, les contraintes matérielles, pour concentrer son récit dans un univers fait de planches de bois et de décors cartonnés. Cette première audace formelle n'est évidemment pas anodine et sert d'abord un récit concentré essentiellement sur une écriture minutieuse des dialogues, souvent allégoriques, des personnages, profondément ambivalents et ambigus.


Au titre de cette originalité, Von Trier se permet ainsi des inventions, tel un metteur en scène de théâtre. L'idée des portes imaginaires, que les acteurs font semblant d'ouvrir, sert le cinéaste dans son jeu avec le voyeurisme, qui se dédouble. D'abord, celui de cette communauté hypocrite et soudée, qui s'observe et s'épie. Il matérialise ainsi cette idée de manière concrète, avec ce jeu de la transparence qui s'avère particulièrement réussi lors des scènes érotiques, dissimulées dans des plans larges, où LVT joue avec la perspective des personnages mais aussi du spectateur. En imaginant cette ville transparente, Von Trier nous met directement face à notre conscience de spectateur, interrogeant notre rapport à l'image et à l'insoutenable. Le jeu sur les perspectives permet aussi au réalisateur de s'imaginer en manipulateur de personnages, ou plutôt de pions et de miniatures. J'y reviendrai, parce que c'est l'un des écueils du film, mais c'est un reflet évident de la personnalité du cinéaste. Tel un joueur d'échecs, il manipule ses acteurs et son spectateur, jouant avec eux de manière réfléchie. Enfin, on retrouve cette abolition des repères spatiaux, ou presque (on est aux USA, dans les Rocheuses mais le film est très vague à ce sujet), qui permet de tendre vers une universalité. Parce que Von Trier ne montre pas que des américains ici, mais bien l'humain dans sa globalité, tel qu'il l'imagine.


Toutes ces petites inventions de mise en scène, se joignent à des innovations narratives. Le découpage en chapitres, déjà présent dans Breaking the Waves, est une manière de romancer l’œuvre tout en dévoilant avec un temps d'avance comment celle-ci va évoluer (toujours l'idée d'une partie d'échecs dans laquelle LVT a une longueur d'avance sur nous). Cette manie permanente de déjouer les attentes du spectateur et de les anticiper, rappelle dans l'esprit le cinéma d'Haneke, notamment Funny Games.
La voix-off omniprésente, durant les trois heures, est à la fois empathique et ironique, mais surtout omnisciente. C'est celle de Lars, contemplant d'en-haut ses misérables contemporains. Cinéaste omniscient, Von Trier expose ses réflexions sur la nature humaine. Dogville en est probablement la meilleure synthèse. Le cinéaste danois jette un personnage féminin, superbement interprétée par une N. Kidman douce et mystérieuse (bien loin de la froideur arrogante de K. Dunst dans Melancholia), dans une communauté hétéroclite censée représenter un panel de la société rurale américaine. Des petits artisans aux agriculteurs, des vieux bougons aux gamins surprotégés, Von Trier est sans concessions, n'illustrant ses personnages qu'à travers l'idée d'une communauté toute-puissante (chaque individu a autant d'importance que son prochain, aucun ne pouvant surpasser la somme de ces individus).


Du mystérieux et de l’ambiguïté d'un personnage comme Grace, Von Trier tire toutes les subtilités tout en préservant les zones d'ombres. Si, elle apparaît quasiment comme une sainte, tombée du ciel, elle n'est jamais disculpée de son passé trouble et louche. Mettant en scène son adaptation lente et laborieuse, faite de sacrifices et de dévouement à la communauté, le cinéaste explore les démons de notre humanité, de nos sociétés. Le voyeurisme, déjà évoqué, mais aussi le mensonge, l'individualisme, la violence psychologique, la méchanceté gratuite. Tout ce qui peut signifier que l'homme est bel et bien un loup pour l'homme. On ne peut pourtant pas dire que le film ne nuance pas certaines idées, jouant intelligemment de la relation entre Tom et Grace. Cette relation intéressée puis amoureuse, n'est jamais complètement réciproque, se transformant en un jeu d'influence mesquin et dangereux. Les personnages ne sont ainsi jamais présentés de manière unilatérale, accablés par la misère humaine et le fléau communautariste. Jamais complètement accablés, mais jamais dédouanés, le film arrive à trouver un ton relativement juste, bien que très sombre sur la condition de ces individus.


La dernière partie de l’œuvre ne déroge pas à cette règle. Elle enfonce cependant le clou sur un point : l'homme n'est jamais récupérable et il suffit de l'éliminer s'il est mauvais. Ce regard d'un nihilisme absolu est la marque de fabrique de Von Trier, elle est à la source du rejet de certains, ou de l'adhésion d'autres. C'est l'essence même de sa pensée. Dogville en est une démonstration brillante, machiavélique, sadique, profondément malsaine, qui a pour but de déranger autant que de questionner. A la fois sur notre humanité (auquel Von Trier n'accorde aucun crédit), mais aussi sur notre rapport aux images (peut-on accepter la violence quand celle-ci y répond ? Les images sont-elles un exutoire face à la cruauté humaine ?). Si l'on devine aisément ce qu'en pense Von Trier, on peut cependant réfléchir à ces questions interrogeant notre propre humanité.


La démonstration a beau être brillante, elle est aussi d'une froideur glaçante. Si Von Trier n'accorde de la tendresse qu'au personnage de Grace, c'est parce qu'elle finit par penser comme lui.
Dans Dogville, il n'y a jamais de gestes désintéressés, de beauté complètement innocente, tout est froidement calculé, pensé, écrit pour choquer, pour déranger. Von Trier peut ainsi se passer de la beauté naturelle et tourner dans un studio, son cinéma est implacable et ne nécessite, n'appelle jamais notre compassion. C'est regrettable, et ses penchants nihilistes ne s'améliorent pas avec l'âge, en témoigne son Melancholia. Ils nous font également regretter Breaking the Waves et Dancer in the Dark, deux œuvres ponctuées de bribes d'espoir et d’humanité, définitivement évanouies à Dogville.

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le 13 janv. 2017

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